dimanche, octobre 29, 2006

Article du FIGARO LITTERAIRE, 20 oct 05

LE CHANT DU CYNIQUE
par Patrice Bollon [20 octobre 2005]

DANS LES FOLLES années 80, à New York, certains golden boys sophistiqués, comme on n’en rencontre plus que dans les pages déjà jaunies des romans de Bret Easton Ellis, tel American Psycho (1991), affectaient de ne jamais sortir sans s’être munis d’un petit livre intitulé The Art of Prudence, « l’art de la prudence », dont ils faisaient négligemment dépasser, de la poche gauche de leur costume laine et soie Ermenegildo Zegna - c’était entre eux une sorte de code de reconnaissance -, la page de garde.

« L’Homme de cour », du jésuite espagnol Baltasar Gracian (1601-1658), est un des ouvrages majeurs de la pensée occidentale. La Rochefoucauld, La Bruyère, Voltaire, Chamfort, mais aussi Pascal, tous l’ont lu et s’en sont inspirés, de façon plus ou moins ouverte. La traduction qu’en propose aujourd’hui Benito Pelegrin donne un nouveau sens à ce livre, plus proche des intentions initiales de son auteur. Si le cynisme demeure, il semble se mettre au service d’un idéalisme.

Car ce livre était leur vade-mecum, leur manuel de savoir-vivre total. Ils y trouvaient des conseils pour toutes les situations, professionnelles aussi bien que privées, mais avant tout pour les aider dans leur volonté d’ascension matérielle. Les titres des aphorismes, que ce livre contenait, balisaient, il est vrai, à eux seuls, les règles du Jeu de l’oie ou du Monopoly modernes dans lesquels ils évoluaient : « Se rendre toujours nécessaire », « Se bien garder de vaincre son maître », « Trouver le faible de chacun », « Savoir utiliser ses amis comme ses ennemis », « Sympathiser avec les grands hommes », « Connaître les fortunés pour s’en servir et les malheureux pour les fuir », « Donner d’avance comme une grâce ce que l’on devra donner ensuite comme un salaire », etc. […]

Le plus étonnant dans l’affaire est que ce manuel de cynisme absolu n’était pas l’oeuvre d’un de ces brokers enrichis par la e-économie, ni d’un de ces spéculateurs rusés de Wall Street comme le fameux Warren Buffet. Il était la traduction condensée d’un très vieil ouvrage espagnol, datant du XVIIe siècle, de 1647 précisément, au titre originel des plus improbables, Oraculo manual y arte de prudencia - on dirait, en français actuel : Manuel de poche et guide pratique de la prudence. Quant à son auteur, ce n’était ni un prince ni un conseiller de prince, mais un jésuite, respecté pour ses prêches et sa maîtrise de la casuistique, le Père Baltasar Gracian y Morales. Né en 1601 près de Saragosse, il mourait cinquante-sept ans plus tard dans une petite ville reculée d’Aragon, où la Compagnie de Jésus, excédée par ses railleries incessantes, avait dû finalement se résoudre à le bannir.

Nietzsche le rangeait parmi ses livres de chevet
Universellement connu sous son titre français de L’Homme de cour, tel qu’il fut accommodé dans notre langue, en 1684, par le diplomate Nicolas Amelot de la Houssaie, L’Art de la prudence est de ces livres, rarissimes, qui semblent trouver, en toute époque ou presque, une actualité. À part une courte période entre la fin du XVIIIème siècle et le milieu du XIXème, il n’a jamais disparu. Et on ne compte pas les grands esprits qui l’ont lu, relu, s’en sont inspirés, imbibés même, ou ont cherché à le traduire dans leur langue.

La Rochefoucauld, La Bruyère, Saint-Evremont, Vauvenargues, Voltaire, Chamfort, chacun à son tour l’a pillé, de façon plus ou moins discrète ou ouverte. Pascal montre, par certaines de ses Pensées, qu’il l’avait, lui aussi, beaucoup pratiqué. Schopenhauer en fit, à son usage personnel, une traduction allemande, qui ne parut qu’après sa mort. Nietzsche, qui le rangeait parmi ses livres de chevet, y puisa certains aphorismes d’Humain, trop Humain. Et, au XXe siècle, il y eut, de façon plus imprévue, Lacan, pour en admirer la langue, et Jankélévitch, qui lui emprunta sa notion de « je-ne-sais-quoi » - une invention de la Houssaie pour rendre l’« aisance », au sens de « manières aisées », en laquelle Gracian voyait une des plus grandes qualités qu’un homme puisse acquérir.

Une langue baroque, abrupte et ténébreuse
C’est dire que, contrairement à ce qui fut souvent avancé, L’Art de la prudence est loin de se limiter à ce « bréviaire de la réussite sans scrupules », à quoi certains l’ont hâtivement ramené. La retraduction - ou la traduction tout court (lire ci-dessous) - qu’en présente aujourd’hui Benito Pelegrin, ainsi que les textes politiques, esthétiques et moraux qu’il lui a associés, permettent de prendre, enfin, la véritable mesure de cette oeuvre mythique, par-delà les innombrables clichés qui, depuis sa première parution, en ont obscurci, sinon tordu la portée.
Ce qu’apporte, pour l’essentiel, cette nouvelle lecture, c’est la place qu’y tient le cynisme, eu égard au but général que s’était assigné Gracian dans son oeuvre - à savoir, non pas donner les clés de la réussite matérielle, mais permettre à l’homme idéal tel qu’il le concevait de se repérer dans le monde profane, pour y réaliser ce qui seul, selon lui, importait : réussir son dernier combat face à la Mort et, bien sûr, à Dieu. La langue dont il usait, aussi baroque, allusive, abrupte et ténébreuse que celle de la Houssaie se voulait classique, explicative, coulante et claire, retraduite si finement par Pelegrin, agit même comme une sorte de « seconde naissance » du livre.

Surgit alors, de cette entreprise de « décapage » du texte, non point un tout autre propos que celui véhiculé par la version de la Houssaie, mais un éclairage profondément neuf. Si le cynisme demeure, bien sûr, dans les deux cas, il prend une valeur différente. Il n’apparaît plus comme une fin en soi, mais comme le moyen d’atteindre une réussite excédant de loin le succès matériel : celle qui consiste à devenir un homme « universel », en complète harmonie avec son moi le plus enfoui - que celui-ci soit d’un prince, d’un général, d’un artiste ou d’un simple «homme de bien».

On pourrait dire, en ce sens, de Gracian qu’il était, comme aimait à se qualifier Cioran, un « cynique de papier », soit l’inverse d’un jouisseur ou d’un gagne-petit (ou -grand) de la réussite : un idéaliste, converti par la force des choses au réalisme, et ayant décidé d’user de son habileté manoeuvrière pour l’accomplissement d’un but élevé, transcendant. Sans doute est-ce ce message, positif et même éminemment constructif, qui explique que L’Oracle manuel ait pu paraître, à chaque époque, aussi neuf que s’il avait été écrit la veille. Trop indépendant, trop artiste, Gracian a peut-être gâché sa vie temporelle. Il a fait mieux : en mettant son cynisme au service de son idéalisme, il a conquis, plus sûrement encore que son homme idéal virtuel, l’Éternité.

Le Figaro littéraire, 20 octobre 2005

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