dimanche, octobre 29, 2006

Article du "MONDE des Livres", 13.10.05

Gracián, le héros de la ruse
LE MONDE DES LIVRES 13.10.05

Devenir jésuite, voilà un bon plan. En tout cas pour un jeune homme sans fortune, natif de l'Aragon, au début du XVIIe siècle. Avec assez d'habileté, il confesserait bientôt les princes. Il dirigerait peut-être, en sous-main, le cours de l'histoire, si le destin aidait ses desseins. Baltasar Gracián (1601-1658) a sans doute fait ce genre de rêves. Mais il n'a pas pu les concrétiser. Sa carrière politico-ecclésiale fut médiocre, sans commune mesure avec les ambitions qu'on lui devine.
Il passa finalement l'essentiel de son temps à écrire, dans le palais fastueux de son protecteur, Vincencio Juan de Lastanosa. Tant mieux ! Car l'oeuvre est unique ­ ensemble volumineux, déconcertant et superbe, une sorte de diamant échevelé, si l'on ose dire, où coexistent au point de se confondre cynisme noir et jeux de mots, tactique et dévotion, vie du style et style de vie.
Voilà pourquoi, depuis presque quatre siècles, cette oeuvre n'a cessé de fasciner. Du vivant de Gracián, ses ouvrages sont plusieurs fois réimprimés en Espagne, traduits en latin, en italien, en français. Ceux qui le lisent, au fil des générations, se nomment Molière, La Rochefoucauld, Schopenhauer (qui le traduit en allemand en 1861), Nietzsche, ou encore Jankélévitch, ou Lacan, ou Debord. Entre autres. Un nouveau destin l'attend sans doute, avec cette première édition française, en un seul volume, de toute l'oeuvre non romanesque (1) de Gracián par Benito Pelegrin, qui depuis plus de trente ans a consacré un travail considérable à cet auteur et à son époque. On trouve ici tous les traités du maître de la ruse, à commencer par son coup de tonnerre initial, El Heroe (Le Héros), publié en 1647. […]

Le texte s'adresse à un lecteur jeune, ardent, mais inexpérimenté. On le suppose intelligent et déterminé. "Que je te désire singulier !", lui dit Gracián pour l'accueillir. Ce double virtuel désire la gloire, la réussite, le pouvoir, un destin d'exception. Ce qui lui fait défaut ? Une méthode. Eh bien, la voici ! "Tu trouveras ici non un traité de politique ni d'économie, mais une raison d'Etat de toi-même, une boussole pour naviguer vers l'excellence, un art d'être éminent avec à peine quelques règles de sagesse."

En moins de cinquante de pages, tout est dit. Le trait frappe juste, les formules jouent la concision. "Ce qui s'énonce bien s'énonce brièvement" , dira plus tard le styliste. Précepte-clé de ce premier traité de machiavélisme quotidien : ne jamais se découvrir tout à fait. Mieux vaut laisser les autres ignorer ce qu'on détient réellement comme pouvoirs, compétences ou informations. "On respecte un homme tant qu'on n'a pas trouvé de limite à sa capacité." En ne se donnant jamais entièrement à voir ni à comprendre, il est donc possible de garder la main, et de gagner plus aisément. "Toi qui aspires à la grandeur, écoute bien le conseil : que tous te connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l'infini, bien plus."

A cette règle de dissimulation, qui concerne aussi bien émotions que projets, il faut ajouter des tactiques de surprise, et leur nécessaire renouvellement. Car si la nouveauté ouvre le chemin du succès, elle est par nature éphémère. Ce qui dure lasse. Le vrai héros devra donc inventer continûment du nouveau, pour demeurer dans "une splendeur de soleil levant". Peu importe, évidemment, qu'il s'agisse d'apparences et non de réalités. Cette distinction n'a pas cours : le pouvoir repose sur des croyances, l'illusion s'y confond avec la vérité. Machiavel le savait déjà. Gracián étend le précepte au "gouvernement de soi", à la conquête individuelle de la réussite, à la vie de tous les jours.
Toute l'oeuvre de Gracián va poursuivre et développer cette première mise à nu des principes de l'existence victorieuse. Dix ans après Le Héros, L'Oracle manuel et Art de Prudence détaille les maximes à suivre avec une fausse froideur parfaite. Rien n'est laissé de côté, ni l'éloge de l'artifice ni la nécessité de connaître ses points faibles ou d'être généreux quand c'est utile. On se souviendra, par exemple, de ne pas se plaindre (inutile de montrer ses faiblesses), de ne pas dévoiler les ébauches d'un travail en cours (conserver toute sa force à l'oeuvre achevée) et de maquiller consciencieusement ses erreurs. On n'oubliera pas non plus d'être économe de sa présence (entretenir le désir et un certain mystère) ni d'avoir toute sa vie, en tout domaine, public ou privé, toujours deux fers au feu.

Bref, il s'agira d'être "saint". Mais oui, tout bonnement ! C'est en effet l'ultime conseil de Gracián, celui qui résume tous les autres, et qu'on ne sait évidemment comment entendre. Car ce qui caractérise cette prose, autant qu'un certain halo de douce folie, c'est un invraisemblable génie de l'ambiguïté. Impossible de savoir, en fin de compte, si Gracián conseille ou s'il dénonce. On retournera ses formules dans tous les sens. Justement, elles sont réversibles ! Maître de la ruse, il ne parle pas de face. "Esprit ambidextre", comme il dit, il ne s'exprime que de biais, en clair-obscur. "Les vérités qui nous importent le plus s'offrent toujours à demi-mot." C'est pourquoi il privilégie les termes "à deux lumières", les phrases dont on ne sait si elles sont prose ou poésie, toutes ces tournures où les jeux de langue vont piéger les frontières nettes des idées.

Alors il n'y a pas loin de la "fange" à l'"ange", et inversement. Ces jeux-là fascinent Gracián, parfois jusqu'au vertige. Assez, en tout cas, pour qu'il consacre au trait d'esprit, aux pointes et autres calembours une part importante de ses écrits. On aurait tort de croire qu'il s'agit d'un autre versant. Le mot d'esprit est une ruse du sens, une parole biaisée, une façon de briser la circulation uniforme des messages, un moyen de conserver un pouvoir en retrait. Style de vie et style tout court finissent donc par se rejoindre, voire se confondre. Le trait d'esprit est le retrait où l'on se dissimule. Si c'est le cas, Gracián est un héros. Non pas un prédicateur d'autrefois à la carrière ensevelie par l'oubli, mais un trouble vivant qui peut encore directement nous perturber.

Cela pourrait se dire encore autrement, d'une manière sûrement plus irrévérencieuse, mais qu'il n'eût peut-être pas désavouée : si le verbe s'est fait chair, il doit être possible de le chatouiller, de le transir, de le pincer, de l'exciter. Et ainsi de suite. En ce cas, la seule question à trancher serait de savoir si de telles distractions ont encore un avenir. Ou si elles appartiennent définitivement au passé. Ce qui n'ôte rien au plaisir de lire.

(1) De son grand roman en trois parties, Le Criticon , les deux premières ont été traduites aux éditions Allia

Roger-Pol Droit
Article paru dans l'édition du 14.10.05

TRAITÉS POLITIQUES, ESTHÉTIQUES, ÉTHIQUES de Baltasar Gracián. Traduits de l'espagnol, introduits et annotés par Benito Pelegrin. Seuil, 940 p., 33 €.

Aucun commentaire: