vendredi, mai 30, 2008

LE CRITICON




















Quatrième de couverture

« Le cours de ta vie en un discours », ainsi Baltasar Gracián (1601-1658) définit-t-il dans sa note "Au Lecteur" son roman, « l’incomparable Criticon » selon Schopenhauer.

Allégorie du voyage de la vie en quatre saisons, ce premier roman européen d’apprentissage présente « deux pèlerins de la vie », parcourant l’Europe à la recherche de la Félicité, à travers le monde des apparences, systématiquement énoncé et dénoncé, et renvoyé dans « La Grotte du Néant ». Gracián pulvérise les fausses valeurs, si actuelles, de l’image, de l’ambition, du pouvoir, du lucre, en une philosophie au marteau qui brise sans pitié les idoles clinquantes des faux-semblants. Il leur oppose l’éducation et la culture qui, de l’homme brut, font une Personne consommée, exalte l’Art, qui est « sans doute le premier emploi de l’homme dans le paradis ». Rosse, féroce, la satire s’inscrit dans une veine fantastique, et s’écrit avec une verve fantasque qui font du Criticon un chef-d’œuvre de liberté langagière, du bonheur dans le mot et dans le jeu.
(L’éditeur)

Sur les œuvres complètes de Gracián par Benito Pelegrín parues au Seuil :
"C'est une édition magnifique"(Raphaël Enthoven, "Les Nouveaux chemins de la connaissance", France-Culture, 26. 04/ 2010)



MUCHAS GRACIÁN

Préférence. (sélectionné durant tout l'été)
De Sainte-Hélène à Saint-Blaise, «le Criticon», la plus baroque des épopées du Grand Siècle espagnol.
QUOTIDIEN : jeudi 10 juillet 2008
Baltasar Gracián Le Criticon Présenté et traduit par Benito Pelegrín, Seuil, 502 pp., 24 euros.




Par
ROBERT MAGGIORI



QUOTIDIEN : jeudi 10 juillet 2008
Baltasar Gracián Le Criticon Présenté et traduit par Benito Pelegrín, Seuil, 502 pp., 24 euros.



Ce que dit le Criticon sur le «seul défaut» qu’on peut trouver à un «grand livre» s’applique au Criticon lui-même : «Ne pas être assez bref pour qu’on le pût apprendre par cœur, ni assez long pour qu’on ne le cessât jamais de lire.» Et, de fait, l’œuvre
de Baltasar Gracián y Morales - le premier «roman de formation» européen - est insondable : on n’en achève jamais la lecture, comme si on moissonnait un champ infini de plaisirs, et on cesse de lire dès qu’une citation, un mot, une tournure suscitent la rêverie ou la méditation : «Ô vie, tu n’aurais pas dû commencer ! Mais, puisque tu as commencé, tu ne devrais jamais finir !» ; «Celui qui meurt de faim ne reçoit pas le moindre morceau de pain et celui qui crève d’indigestion est partout prié à dîner» ; ou «Le vin est le lait des vieux». Schopenhauer, qui de Gracián a lu tous les livres - et traduit l’Oracle manuel -, le disait «incomparable» et le plaçait au-dessus du Don Quichotte ou de Gulliver.
«Amarres». Réduit à sa trame, le Criticon raconte, sur le mode allégorique et satirique, les aventures de deux pèlerins de la vie, que Fortune a fait se rencontrer. De retour des Indes, Critile échoue au large de l’île de Sainte-Hélène et est arraché aux flots par Andrénio, «un beau jeune homme, ange par son allure et encore plus par son action». Critile est le «criticon», celui qui critique sans cesse, l’homme civilisé, l’érudit, la Raison ; Andrénio est la Nature, l’Instinct, l’enfant sauvage abandonné à la naissance qui, élévé par des bêtes, n’eût jamais appris le langage des hommes sans la venue miraculeuse, et la conversation, du naufragé auquel il a sauvé la vie.
Unis par les «amarres d’un secret aimant», Critile et Andrénio atteignent l’Espagne, et, là, commencent un long périple, à la fois voyage initiatique et quête du bonheur - incarné par la figure de Félicinde, dont on apprendra qu’elle est la femme (secrète) de l’un et la mère (inconnue) de l’autre. La tumultueuse pérégrination, à travers une Europe à la géographie métaphorique, s’achève à Rome, où advient la rencontre avec la belle-mère de la Vie, à savoir Sa Majesté la Mort. Les deux héros réussissent à lui échapper et débarquent sur l’île de l’Immortalité, après avoir été jugés par Mérite. A la fin, ils atteindront le statut de Personne, l’idéal philosophique de l’homme qui, brut, sauvage, se perfectionne peu à peu grâce à l’expérience, au savoir, à la culture, à l’art.
Morale de l’histoire ? Tout ce qu’a créé le Suprême Artisan est parfait, tout ce que l’homme a ajouté est imparfait. Mais si l’homme, né innocent, est corrompu par le monde, il peut se sauver, bâtir un art de vivre et fonder une société harmonieuse s’il donne à l’éducation permanente qu’il reçoit la force de pulvériser les préjugés, les fausses valeurs et le pouvoir
des apparences, de renverser un monde où «la vertu est persécutée, le vice applaudi, la vérité muette, le mensonge trilingue». Qu’on ne voie pas là, cependant, quelque chose d’«édifiant». Le Criticon - dont les trois parties sont publiées, sous pseudonyme, entre 1651 et 1657 - est une fête baroque, un feu d’artifice, tout en mots d’esprit et jeux sur les mots, allitérations et étymologies fantasques, une sarabande endiablée, irrévérencieuse - dont on devine qu’elle plut assez peu à la Compagnie de Jésus, qui déchut le père Gracián de ses charges, le mit au pain sec et le chassa du collège de Saragosse.
«Populaciers».Il est vrai que le jésuite espagnol campe le Criticon dans des paysages infernaux ou surréels rappelant les tableaux de Jérôme Bosch, et, à travers des scénarios fantastiques, fait aller Critile et Andrénio de la maison de l’Ambition à la cour de l’Orgueil, de
la rue de l’Hypocrisie à la place de l’Ostentation, et là, tel un frère Jean des Entommeurs, tape joyeusement sur tout ce qui bouge, les faux savants, les vrais crétins, les arrogants et les petits malins, les «populaciers», les «amis de la popularité» - obtenue par «coups, merveilles et miracles attrape-nigauds pour gogos et gagas incongrus» -, les «idoles du vulgaire», les héros du néant et les princes du vide. Un jeu de massacre, mais doux, spirituel, amusé - mené avec agudeza, cette acuité qui est le label de toute l’œuvre de Baltasar Gracián. Est-ce raisonnable, par exemple, qu’une mère laisse aller sa fille en pèlerinage «à Saint-Blaise sans elle» ? Sans l…


Commentaire :
Gabaon M

Bravo pour votre analyse. Des grands comme Chateaubriand et Schopenhauer considéraient Balthazar Gracian comme leur maître. Toute son oeuvre est empreinte de subtilté.Sa connaissance de l'humain, en fait un auteur intemporel. Vous avez raison, il est à lire sans modération, surtout aujourd'hui... Jeudi 10 Juillet 2008 - 09:50

Livres
«Grand Art», lu par Valentin Retz

LIBELABO.FR
jeudi 10 juillet 2008

VIDEO Chaque jeudi, en partenariat avec l’Institut National de l’Audiovisuel, LibéLabo propose un document filmé. Cette semaine: Max Pol Fouchet parle de Simone de Beauvoir.
LIBELABO.FR
jeudi 10 juillet 2008
Muchas Gracián
Préférence. De Sainte-Hélène à Saint-Blaise, «le Criticon», la plus baroque des épopées du Grand Siècle espagnol.
ROBERT MAGGIORI
jeudi 10 juillet 2008

art press
"La saga des 'hommes rapiécés' "
[…] Il faut savoir gré à Benito Pelegrín, grand connaisseur de Gracián et spécialiste mondialement reconnu de la littéraure et de l'esthétique baroques, de nous offrir aujourd'hui une remarquable traduction de ce Criticon qui, via la narration des aventures de deux "pèlerins de la vie", Critile et Andrénio, à la recherche de la Félicité, dresse, avec une verve satirique sans égale, le plus drôle et le plus efficace réquisitoire contre les courtisans, les vaniteux, les flatteurs, ls ambitieux, les bavards, les sots, les traîtres, les fourbes, les "esclaves maîtres", les "aveugles guides", les "géants par leur corps mais nains dans l'âme"…
[…]
Récit fantastique, roman satirique, pamphlet ravageur, contre-utopie, traité-éthico-théologique, le Criticon est cette œuvre proliférane, monsrueuse à sa faço n comme le baroque en a été prodigue, qui, pour prendre toute sa force, toute son apmpleur dans notre langue, attendait son traducteur, un traducteur ayant une connaissance approfondie des langues espagnole et française, et surtout, comme il le dit lui même, la pratique "soufflée par Gracián" de ses procédés notamment dans ses inventions langagières. Benito Pelegrín est cet homme de grande culture qui a su inveter une langue avec cette formidable liberté que s'étazit donnée, vers la fin de sa vie, le père Baltasar Gracián pour approcher au au plus près de la vérité du monde, de notre monde, tel qu'il tourne."

Jacques Henric (le feuilleton)
art press Numéro 349, p. 82











dimanche, mai 18, 2008

LE MAGAZINE LITTÉRAIRE, N° 475, MAI 2008, p. 49

"Tout bon entendeur doit y trouver salut et s'y retrouver, non sali.» Nous voilà prévenus dès la note en liminaire proposant cette belle formule admirablement cadencée. Le Criticon relève de cette catégorie assez bien fournie de livres dont on parle d'autant plus qu'on ne les a guère lus. Sa publication s'est échelonnée de 1651 à 1657. Le premier mérite de cette édition est de rappeler que Gracián n'est pas que l'auteur de L'Homme de cour. Sa fortune avait fait de cet homme de l'art avant tout celui des traités et codes de la vie en société.« Fauteur de trouble et croix de ses supérieurs », trancheront-ils. Il est bien le plus indiscipliné des Jésuites. Baltasar Gracián y Morales (1601-1658), alias García de Marlones, alias père Lorenzo Gracián, s'est passé de l'autorisation de la Compagnie pour publier ses textes. Qu'est-ce que le Criticon? Comme son nom l'indique, la somme des critiques de son temps. La charge se veut implacable. Les fausses valeurs d'un siècle analysé dans tous ses états y sont passées au hachoir. La verve de Gracián trouve la note juste pour s'accorder avec sa liberté d'esprit. Techniquement, l'œuvre se présente sous la forme d'un genre hybride empruntant leurs meilleurs procédés au roman philosophique, à la parodie, la satire, l'épopée, l'allégorie, l'utopie, l'uchronie et au picaresque. Elle se divise en quatre saisons correspondant aux quatre âges de la vie, et se subdivise en chapitres nommés« Crise ». On suit les aventures de Critile, pygmalion de l'enfant sauvage Andrénio rencontré sur l'île où il a échoué. Rentrés en Espagne, ils repartent sur les routes d'Europe à la recherche de la Félicité, épouse secrète de l'un et mère de l'autre.
Davantage qu'une préface, la cinquantaine de pages que Benito Pelegrín signe en avant-texte constitue un véritable essai; il doit sa densité et son acuité au long et intime commerce que le traducteur entretient avec cette œuvre. Il nous invite à voir en lui« l'un des plus grands praticiens et le premier théoricien de ce que nous appelons aujourd'hui la littérature baroque ». Le Verbe étant l'objet de toutes les passions de Gracián, professeur des Écritures religieuses, Pelegrín est des mieux placés pour se pencher sur « l'orfèvrerie de cette écriture ». Il convient tout de même de signaler qu'il est préférable d'être équipé avant de se lancer dans l'ascension du Criticon par la face nord, même si le texte a« l'élégance démocratique d'offrir, en ses complexes jeux, divers niveaux d'entrée », manière de reconnaître qu'il est tout de même bourré d'allusions mythologiques, littéraires et historiques dont les clins d'œil ne seront pas perçus par tous. Impossible de ne pas songer à Gulliver et à Candide pour certains caractères, autant qu'à l'Ulysse de Joyce pour l'imagination langagière et au Quijote pour le rythme. C'est dire le niveau où il se situe. On y entrevoit même le rêve délicieux d'un livre si court qu'on le saurait par cceur, ou si long qu'on ne cesserait jamais de le lire. Borges en eût fait son miel.

PIERRE ASSOULINE (ARTICLE REPRIS DANS SON BLOG LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES)

Quelques commentaires adressés au blog de Pierre Assouline :

j’ajoute: très belle édition, belle couverture sobre.
 La préface est absolument remarquable, comme vous le signalez, Passou.
 Suit également une bibliographie sur Gracian. Le Criticon va beaucoup plus loin selon moi que “l’homme de Cour” car il évoque un monde, un cheminement, tandis que “l’homme de Cour” est un témoignage parmi d’autres de la belle tenue (physique, morale, vertueuse et valeureuse) de l’homme de bien à la Renaissance.
Un plaisir de lecture.
 Gracian, ce Jésuite qui use à l’envi de son libre-arbitre, en bon disciple d’Ignace de Loyola, quitte à agacer la pensée des Pères. Un de ces Jésuites éclairés (avant que l’expression n’existe), élégant, pensant le monde et le décryptant. Un politique également. Un vrai humaniste de ce premier XVIIè siècle.

tout à fait d’accord. de plus les livres de Gracian illustrent à la fois ce que peut être une “écriture entre les lignes” bourrée d’allusions cryptiques, lisibles de seuls connaisseurs, contrairement à la fausse transparence moderne, et d’autre part ce que sont véritablement les livres-manuels, qui invitent à des pratiques de vie, alors que pulluleront plus tard les livres-traités, qui informent sur des théories. C’est bien là tout le sens de l’humanisme, qui force, à travers le lecture, à un travail d’amendement de soi, et un travail d’écoute attentive (voire de décryptage) de l’autre. .

” Tout bon entendeur doit y trouver salut et s’y retrouver, non sali . ”
Ce devrait écrit au dessus de la porte d’entrée de ce blog.

“On y entrevoit même le rêve délicieux d’un livre si court qu’on le saurait par cœur, ou si long qu’on ne cesserait jamais de le lire. Borges en eût fait son miel. ”
Vous avez gagné: j’irai à Aix demain. Dans mon village à part la crème solaire on trouve pas grand chose d’autre sur les rayons.

Cette sorte de théorie ou “formation” de l’Homme universel chez Grácian serait à comparer avec la Bildung en Allemagne, qui trouve son origine dans le piétisme et chez Karl Philipp Moritz et son esthétique, notamment Sur l’imitation formatrice du beau (1788), qui est comme le fondement de l’esthétique romantique allemande. Màc nous avait d’ailleurs parlé de Moritz ; c’est Todorov qui l’avait remis au goût du jour dans Les Théories du symbole, 1977.

Ces problèmes de la fondation de la communauté politique, qui remonte à la scolastique chez Thomas d’Aquin, ont fait l’objet d’une réflexion toute moderne chez Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée, Christian Bourgois, et le livre de Maurice Blanchot qui en est un commentaire : La communauté inavouable, Editions de Minuit, 1983. Des oeuvres-clés pour qui veut comprendre notre époque !

MàC, entre autres qui veulent bien lire:
 Gracian, c’est ce que les Jesuites savent produire de mieux; un esprit cultivé qui n’a pas peur des mots et sait “réutiliser” la sagesse antique. La distance, un certain stoïcisme, la conviction que la raison peut sauver l’homme de ses pulsions, et que les “hérétiques” ne sont pas à brûler… qu’ils sont à écouter et à entendre.
Gracian, MàC, Monsieur Onfray en parle dans son bouquin “Eloge du condottiere” -inutile de le lire, c’est juste pour le signaler.
Gracian m’évoque le portrait du Titien, “l’homme au gant”.
Gracian, c’est un Rabelais qui ne serait pas truculent (donc pas Rabelais, on est d’accord), mais qui oserait des pensées de ce genre alliant des réflexions très “modernes” et des références antiques.
Gracian, c’est un peu Spinoza, aussi. Cette voix qui vous rappelle que l’espèce, la nature en vous et moi est ce qui vous motive aux pires outrances tandis que le sujet reflexif que vous pouvez être ou devenir par la réflexion et l’étude vous conduit à la tolérance, au respect de vous même et d’autrui.
Et c’est en plus une incroyable imagination.

C’est pourquoi aussi il n’y a pas de nature humaine mais seulement des masques, des apparences sans réalité, sans visage. Réflexion qui mènera Pascal très loin, comme on sait, jusqu’à s’appuyer sur une telle vision pour réinventer l’art apologétique. Grand moment de la pensée occidentale en tout cas que la pensée de Gracián qui, par bien des côtés, rejoint la pensée de Levinas !

Mais vous avez raison, jibé, de rapprocher Gracián de Spinoza. Car ce qui se trouve au coeur de la pensée de Gracián, comme de celle de Montaigne, c’est précisément la même question qui hante ses contemporains : quelle est la forme de vie propre à l’homme (d’où toute la réflexion de Montaigne sur les animaux, de même chez Descartes et plus tard La Mettrie qui n’y verra aucune différence et en fera des automates) dans un monde désormais régi par les mutations, les changements, les transformations, les innovations et les crises. Spinoza, dans son Ethique pourra ainsi dire : “chaque chose, autant qu’il lui appartient, s’efforce (conatur) de persévérer dans son être” ; et de même Hobbes, dans le Leviathan, écrira : “la vie en elle-même n’est riend ‘autre que mouvement (Motion).” C’est là le présupposé au coeur de la pensée philosophique du XVIIè siècle : la vie n’est que mouvement, effort, changement de forme, métamorphose. Tout le théâtre de Shakespeare en est une illustration. Le monde n’est plus un univers clos, défini, achevé comme pouvait se le représenter le Moyen-Âge, dans ses limites physiques et ontologiques, mais, au contraire, un flux ininterrompu de productions, un réseau infini de modifications et de créations ; et l’homme, à son tour, est une forme-de-vie qui participe entièrement de cette production, une forme-de-vie sans cesse recrée et sans cesse modifiée. Et c’est dans ce contexte ontologique que se pose la question éthique au XVIIè siècle : quel est l’agir qui correspond à un être en éternel mouvement ? Comment l’homme, forme en mouvement dans le mouvement général, peut-il penser, intervenir, faire, être affecté, vivre, dans un monde sans limites où il n’a que des masques sans jamais pouvoir rencontrer de visage (problème on ne peut plus levinassien) ? En d’autres termes : peut-il y avoir une éthique du conatus ? Gracián nous propose une réponse possible. Pascal en aura une autre. Et encore une autre en avait eu Montaigne. A partir des mêmes prémisses.

Les deux principaux thèmes et concepts - l’apparence et l’occasion - de la pensée de Gracián sont directement tirés des thèmes des Sophistes grecs : le phénomène (ϕαινομένον, du verbe ϕαίνω : faire apparaître, faire briller, montrer) et le moment opportun (καίρος : le hasard). La pensée de Machiavel s’en inspire tout également.
C’est à partir de là que Grácian forge ses concepts d’ingenio (esprit), de prudencia (prudence) et d’agudeza (pointe de l’esprit) : le Héros gracianesque doit savoir utiliser, selon l’opportunité que lui offre le hasard, son esprit (ingenio) avec la prudence (prudencia), le jugement avec l’agudeza, agir en dissimulateur en maîtrisant ses passions, saisir le sens des événements et agir en conséquence sans montrer la nature de ses affects. Moins l’autre en sait sur vous, mieux ça vaut pour bien agir. Il a d’ailleurs consacré lui même un livre à la pointe de l’esprit, l’agudeza, Agudeza y arte del ingenio, 1647, traduit et publié au Seuil par le même éditeur, Benito Pelegrín, 1983, sous le titre Art et figure de l’esprit. C’est tout l’art de la poésie et de la littérature baroque espagnole mais aussi européenne.

En effet, Darach, vous avez tout à fait raison de rapprocher Grácian de Jankélévitch, qui avait tenait la philosophie espagnole en plus haute estime. Il a souvent parlé en effet de Grácian et des autres penseurs de son époque qu’il trouvait bien plus intéressants et originaux que Hegel, Heidegger… Je suis aussi tout à fait de son avis.
Il y aurait aussi un autre chaînon manquant, ce serait Nietzsche, qui était lui aussi un grand lecteur de Grácian. Cette période de la pensée occidentale qui va grosso modo de 1550 à 1670 est une période d’une grande liberté d’esprit entre deux métaphysiques infernales : celle d’Aristote qui s’effondre au début du 17è siècle, reprise et réinventée par les dames et l’art de la conversation qui la transforme entièrement, et celle de Descartes, qui est une reprise en mains sévère qui bouche encore notre horizon. Mais avec Grácian, Machiavel, Pascal, La Boétie, Montaigne, on respire le grand air du large. Et ça fait du bien.

Ce que dit quelqu’un comme Grácian, c’est qu’il y a des folies propres à un individu comme Don Quichotte et des folies plus intéressantes parce qu’elles sont partagées par plusieurs personnes, voire par toute une société. Et c’est là où l’Homme universel est maître dans l’art de la domination. Il ne cherche absolument pas à fonder sa folie sur quelque raison que ce soit, puisqu’il sait que ce fondement rationnel est impossible à trouver vu qu’il n’y a aucun fondement à rien au monde ; il n’y a que des reflets, des apparences. Il cherche simplement à maîtriser l’art de montrer cette folie collective pour en user au mieux, pour être le meilleur dans cet art et que tout le monde le reconnaisse comme le plus grand “artiste”. C’est d’ailleurs pourquoi il parle d’art et non pas de théorie ou de traité ou de vérité ou de philosophie. Il en va de sa philosophie comme d’une art.
On retrouve ça, caché, chez Pascal, qui se garde bien de l’avouer explicitement, laissant la chose dans un flou artistique alors qu’il utilise la pensée comme un théâtre d’ombres, de reflets et d’apparence (par exemple il utilise des apparences de preuves comme preuves authentique : il invente un exemple pour démontrer une idée spécifique pour cette idée-là, alors que normalement il devrai s’appuyer comme on le fait pour démontrer une idée sur un exemple extérieur à sa pensée pris dans le monde réel ; or, Pascal ne fait jamais ça, il nous fait croire que son exemple est réel, il a toutes les apparences de la réalité, mais en fait il l’invente de toute pièce ; par exemple qu’on a le vertige si on traverse une planche suspendue dans le vide).
De même, on pourrait dire que des concepts comme le concept kantien d’impératif catégorique est une de ces folies, un de ces reflets qui ne corresponde à aucun fondement rationnel. C’est une belle chimère à laquelle croit la plupart des gens. C’est le fondement de la morale pratique kantienne. Mais c’est vide de sens. la preuve en est qu’un ganster peut aussi bien s’en recommander, comme un Eichmann pour exterminer six millions de personnes. Tout dépend de la croyance qu’une société place dans cette folie. Voilà ce que nous dit Grácian. La pensée sophistique, c’est à manier avec délicatesse parce que si vous secouez un peu trop le flacon, ça vous pète facilement à la figure…

FRANCE-CULTURE
• A écouter sur France Culture : Les Vendredis de la philosophie,
le 20 juin 2008, de 10 h à 11 h :

Le philosophe espagnol Baltasar Gracian (1601-1658) écrivit à la fin de sa vie un roman, le Criticon, après avoir rédigé des traités de politique et de morale. L'usage des allégories donne à ce livre l'apparence d'un récit édifiant mais son auteur est un jésuite indiscipliné qui ne cesse de jouer avec les apparences.
Le parcours proposé au lecteur relève du roman d'apprentissage, rythmant les âges de la vie du printemps à l'hiver : les deux personnages principaux traversent les illusions du Néant jusqu'à la révélation du vrai bonheur.
Cependant Baltasar Gracian en profite pour régler se comptes avec toutes les autorités du monde terrestre et le récit se transforme en roman picaresque, mêlant la satire au fantastique. Du coup la leçon philosophique devient une glorification du jeu langagier et de l'esprit baroque.

Avec Benito Pelegrin pour une nouvelle traduction du Criticon parue au Seuil.


FRÉQUENCE PROTESTANTE

5 juillet 2008, 15h-16h
Fréquence Livres
: Charles Ficat avec Baltasar GRACIAN, Traités politiques, esthétiques, éthiques. Le Criticon, Benito PELEGRíN, D’un temps d’incertitude.

FRANCE-CULTURE
8 juillet 2008 15h30-16 h : À plus d'un titre.
Jacques Munier reçoit Benito Pelegrín.