jeudi, novembre 02, 2006

BALTASAR GRACIÁN: Traités politiques, esthétiques, éthiques

traduits et présentés par Benito Pelegrín, Editions du Seuil, oct. 2005, 940 p.

Cet ouvrage a été couronné par le prix Jules Janin de l'Académie française 2006.

Les six traités de ce jésuite génial et pervers, utilisé par La Rochefoucauld, admiré par Schopenhauer, Nietzsche et Lacan, traduits et commentés par Benito Pelegrín. Dans ces brefs traités, Le Héros, Le Politique, L'Honnête homme, Oracle manuel, Gracián, offre à son lecteur "une raison d'État de [soi]-même", les figures du succès dans la société ; il décortique en phrases brèves et sentencieuses, les mécanismes amoraux de la marche du grand homme vers la gloire : la ruse, le masque, l'art de paraître dans le Grand Théâtre du Monde. Mais, dans l'Oracle manuel, il condense cette stratégie de la réussite sans scrupules, à l'usage de tout un chacun, en 300 aphorismes frappants par leur cynisme tranquille, visant à la fin, au succès, sans grande préoccupation des moyens car "Une bonne fin auréole tout, même si elle est ternie par les faux pas des moyens". Dans un monde où l'image est reine, où il faut mettre le masque de l'innocence car "De rien ne sert avoir raison avec un visage qui a tort." Monde dans lequel "la vie de l'homme est milice contre la malice de l'homme" même s' "il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul."
Après ces "Figures du succès", ce livre présente les "Figures de l'esprit et de l'âme" à travers deux œuvres, dont le magistral "Art et Figures de l'Esprit", dans lequel Gracián analyse le fonctionnement de l'esprit, du mot d'esprit, du jeu de mots, en donne les mécanismes, anticipant par cette rhétorique fondamentale de l'art baroque les travaux de Freud.
Enfin, "L'art de communier", le seul ouvrage que le jésuite, dissimulé jusque-là, signe de son vrai nom et le seul qu'il accepte de soumettre à la censure de son ordre pour se protéger des attaques dont il est l'objet.

Quatrième de couverture, Note de l'éditeur
« Etoile de première grandeur » selon Lacan à côté de La Rochefoucauld (qui l’utilise comme plus tard Nietzsche), dans la tradition des moralistes européens, Baltasar Gracián (1601-1658) est surtout connu pour sa réflexion subtile et profonde sur les arcanes de la vie sociale et pour les conseils de comportement, toujours actuels, qu’il donne à ceux qui veulent réussir, dont l’homme politique ou le professionnel d’aujourd’hui peuvent tirer beaucoup de profits. Pour la première fois, le lecteur de langue française trouvera rassemblés dans ce volume la totalité de ses Traités, dans une traduction nouvelle (depuis les XVII e et XVIII es siècles) ou la première traduction mondiale (Art et Figures de l’Esprit), empreinte d’une vraie beauté littéraire. Il pourra ainsi prendre toute la mesure d’une œuvre majeure qui, à travers les différentes figures que sont « l’honnête homme », « l’homme de cour », ou « le héros » ou le «Bel Esprit», s’interroge sur la destinée de l’homme, son rapport à la société, à la langue et à Dieu.
Benito Pelegrín, est un des spécialistes européens les plus connus du baroque et de Gracián, qu’il a amplement traduit et commenté et auquel il a consacré un Doctorat d’État. Ses nombreux articles sur le sujet font autorité.
Il a consacré à Gracián plusieurs ouvrages, de nombreux travaux, quelques 5000 pages répertoriées déjà en 2001 par la bibliographie établie par Mme E. Cantarino qui en font, selon la critique italienne gracianesque, « il capo lavoro degli studi graciani », le chef de file des études gracianesques.

http://www.prix-litteraires.net/detail_prix_auteur.php?auteur=1614_Benito_Pelegrin

mercredi, novembre 01, 2006

REVUE DE PRESSE sur les Traités (extraits)

TRAITÉS POLITIQUES, ESTHÉTIQUES, ÉTHIQUES DE BALTASAR GRACIÁN, traduits et présentés par Benito Pelegrín, Editions du Seuil, 940 p.

PRESSE NATIONALE

LIBÉRATION

Baltasar Gracián (par Julia Kristeva) :
Les mœurs politiques de l’Hexagone se complaisent depuis quand déjà ? dans les genres mineurs : vaudeville de manipulateurs manipulés, fabliau de l’impuissance de la volonté de puissance. Truquages et gaffes. Corbeaux, moules et veaux. Ministres dissimulateurs, journalistes tétanisés, suicide collectif. Un industriel allumé, un général piégé-piégeant, un juge abusant-abusé et un château fantôme. « Quand on ne se sent pas de taille à supporter, il faut se retirer au-dedans de soi-même, encore faut-il se supporter » : ces mots du jésuite Baltasar Gracián (1601-1658), gongoriste machiavélique, admiré par Mme de Sablé, Schopenhauer, Nietzsche et Jankélévitch, me touchent à vif. « Toute humeur est tumeur. Il y a des gens qui transforment tout en guérilla. Ils sont dangereux, chefs ou ministres, ils font du gouvernement une faction. Ils ont le sens faussé et le coeur gâté. Le seul moyen de gagner avec eux, c’est de les fuir aux antipodes. » Gare à qui veut moraliser. L’explosion du néant est sans frein, n’en déplaise aux déclinologues. Ces brouillages quotidiens appellent une concentration incisive. Baltasar, encore : « Au lecteur : que je te désire singulier ! » « Entre deux mots, il faut choisir le moindre ; et les mots et les sons, s’ils sont brefs, ne sont qu’un moindre mal. » Bon, l’époque redevient favorable à l’écriture serrée, vigilante. » (Julia Kristeva, Libération, 20 mai 2005)

Gracián, le héros de la ruse…la plus belle leçon de cynisme et d’ambiguïté de l’histoire européenne. depuis presque quatre siècles, cette œuvre n'a cessé de fasciner […] Un nouveau destin l'attend sans doute, avec cette première édition française, en un seul volume [des traités complets] de Gracián par Benito Pelegrín, qui depuis plus de trente ans a consacré un travail considérable à cet auteur et à son époque. On trouve ici tous les traités du maître de la ruse, à commencer par son coup de tonnerre initial, El Héroe (Le Héros), publié en 1647. (Roger-Pol Droit, Le Monde)

Gracián, le chant du cynique. Un des moralistes les plus modernes qui soient. [l’Oracle manuel] est un des ouvrages majeurs de la pensée occidentale. La Rochefoucauld, La Bruyère, Voltaire, Chamfort, mais aussi Pascal, tous l’ont lu et s’en sont inspirés, de façon plus ou moins ouverte. La traduction qu’en propose aujourd’hui Benito Pelegrín donne un nouveau sens à ce livre, plus proche des intentions initiales de son auteur. (Patrice Bollon, Le Figaro)

« On comprend pourquoi Gracián a également influencé Guy Debord : avec trois siècles d'avance, il fait sans le savoir une critique radicale des effets du capitalisme démocratique, spectaculaire et marchand ». (Philippe Lançon, Libération)

« Vous ne pouvez vous passer de l’édition des Traités de Baltasar Gracián, ce jésuite de génie » (Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche)

« Schématiquement, les mouvements de masse synthétisent deux modes psychologiques de contrôle social : la fascination et la séduction. Dans les deux cas, la formule du philosophe espagnol Baltasar Gracian (1601-1658) reste valable : « Pour séduire, il faut réduire. » (Alexandre Dorna, Le Monde diplomatique).

PRESSE RÉGIONALE

« De la même trempe que Machiavel » (Jean Boissieu, La Marseillaise)

« Une résurrection. Le lecteur […] prendra un plaisir exrême à redécouvrir, grâce à Benito Pelegrín, l’une des œuvres les plus difficiles et les plus extraordinaires de la littérature espagnole. » (Jacques Lovichi, La Marseillaise)

« L’Art de la ruse […] A lire avec délectation. » (Corsica)

MAGAZINES ET REVUES […]

« Sacré jésuite ! voici : Baltasar Gracián (1601-1658) enfin rassemblé et magnifiquement traduit et annoté par son connaisseur hors pair : Benito Pelegrín. […] Ce bouillant homme d'Eglise espagnol publia, au XVII e siècle, des traités de morale d'une modernité saisissante. Ils ont inspiré La Rochefoucauld, Schopenhauer et Nietszche. Un régal ! » (Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur)

« Une bombe arrive, discrètement, attention, elle peut vous exploser à la figure à tout moment. Elle date du XVII e siècle ? Oui, mais elle est fraîchement réactivée, réamorcée, redoutablement efficace (…) elle a déjà explosé, elle explosera encore, elle traverse le temps.[…] Pour (re)traduire l’ensemble,l’annoter et l’introduire, nous avons droit au meilleur spécialiste de Gracián en France, Benito Pelegrín. » (Olivier Renault, Art Press)

« Le Machiavel espagnol. […] l'un des grands mérites des nouvelles traductions proposées par Benito Pelegrín est de rendre toute leur richesse et leur subtilité à des textes volontairement oraculaires et d'un laconisme extrême. » (Jean Blain, Lire)

« avec la première édition française de l'intégralité des traités politiques, esthétiques et éthiques de Gracian, traduits et présentés par Benito Pelegrín […] s'ouvre avec cette édition déjà indispensable une nouvelle ère de réception d'un projet grandiose d'édification morale, dont l'unité conceptuelle n'a pas fini d'éblouir ceux qui veulent voir clair dans l'existence. (Stéphane Floccari, Magazine littéraire)

« …je ne saurais trop vous recommander la lecture réjouissante des Traités polmitiques, esthétiques, éthiques de Baltasar Gracián, retraduits de manière épatante par Benito pelegrín. Ce classique de la littérature date de quatre siècles mais il n’a pas pris une ride. » (Patrick Poivre d’Arvor, Marie-France)

« Ce qui importe, c'est de savoir comment réussir dans la société, comment exprimer pleinement ses dons, devenir ce que l'on est. Dans ce discours de la méthode [c’est le] sujet de ses principaux livres. » ( Claude Jannoud, Marianne)

« …Benito Pelegrín, avec une érudition sans faille, décortique l’œuvre « politique, morale, rhétorique, casuistique et psychologique, saluant au passage (et en allitérations) « la voltige verbale vertigineuse », soulignant l’ambiguïté du message de Gracián » (Jacques Lovichi, AUTRE SUD)

« Machiavel de la vie sociale. […] Quatre fois centenaires, les brillants écrits de Gracián sont toujours d’actualité. » (Sean james Rosse, NUMÉRO).

"mais cette audace est le plus souvent heureuse et il en sort un texte qui, lu à haute voix, soutient, par son mordant, son souffle, sa sonorité, la comparaison avec l'original."
(Mercedes Blanco, Critique, Éditions de Minuit, mai 2006).

"Spécialiste renommé de l'époque baroque, Benito Pelegrín, en intime affinité avec la sagacité et la subtilité de l'écrivain, propose ici une admirable version française des traités de Gracián, enrichie d'une savante présentation et d'une annotation précise, souvent relevées d'une pointe de malice." (Bernard Sésé, Encyclopédie universalis, 2006).

AUDIO-VISUEL

Télévision

« Benito Pelegrín, je lis ce que vous avez fait » [depuis 25 ans] . « Vous lui [à Gracián] redonnez vie […] On dira à quel point il peut être utile aujourd’hui. » (Jean-Pierre Elkabbach, Bibliothèque Médicis, LCP, Canal 32, Clermont 1 ère, TLP Lubéron, TV5, TV5 Monde (15 passages)

Radios

«Esprit ambidextre» et qui sait toujours «discourir sur deux versants» Gracian est à la fois l’héritier des sophistes et de Machiavel ou Castiglione, mais l’idéal humain qu’il propose est universel, et ce «gouvernement de soi» il le veut à la portée de tout le monde. Pour cet art de la réussite et de l’efficacité, qui est l’enjeu principal de son oeuvre dans un monde où il faut user « des moyens divins comme s’il n’y en avait point d’humains et des moyens humains comme s’il n’y en avait point de divins», Gracian multiplie préceptes et paradoxes, aphorismes et maximes dans ce style concis, condensé, dans des jeux de langue et de sens (Francesca Isidori, France-Culture)

PRESSE ÉTRANGÈRE

Une étoile du baroque européen
. D’une étonnante modernité (…) l'écrivain et universitaire Benito Pelegrín (…) nous gratifie par ailleurs d'un passionnant appareil critique et d'une biographie. (Le Soir de Bruxelles).

Pour la première fois, le lecteur de langue française trouvera rassemblés en un volume la totalité des traités de Baltasar Gracin (1601- 1658), admirablement traduits et introduits par Benito Pelegrin, un des meilleurs connaisseurs du baroque européen et grand spécialiste de Gracián, à qui il a consacré un doctorat d'Etat. (Jacques Franck , Libre Belgique).

« La presse française dit des merveilles de Baltasar Gracián. La publication des Traités politiques, esthétiques, éthiques (Seuil, 940 pages) qui réunit les essais du jésuite aragonais a déclenché une avalanche d’éloges. » (La Vanguardia, Espagne)

ARTICLES EN LIGNE SUR LE NET

« Benito Pelegrín, spécialiste du baroque… a donné à Gracian « sa voix française tout en lui gardant son accent espagnol » (Pierre Assouline, La République des livres, Weblog du Monde).

« …je salue avec un enthousiasme majeur la publication d'une anthologie des essais politiques de Baltasar GRACIAN. (…). Il y a urgence à relire cet auteur qui nous en apprend plus sur nous mêmes que bien des penseurs contemporains. (All-Zebest)

CHAT

Philippe Lançon : «Gracián est un homme moderne»
Le journaliste de Libération a répondu jeudi 8 décembre aux internautes. Sujet du chat : les «Traités» de Baltasar Gracián, jésuite espagnol de l'âge baroque (XVIIe siècle), à qui l'ouverture du dernier supplément Livres était consacrée. (LIBERATION.FR )

« Benito Pelegrín, qui se plait à souligner que cet ouvrage serait un favori des milieux d'affaires et de la finance new-yorkais, reprend aujourd'hui cette traduction, qui fut la première en France depuis le XVIIème siècle, dans une nouvelle version, regroupée, revue et corrigée , au plus près de la langue originale et du style de Baltasar Gracián. » (Freud-Lacan.com)

« Remercions Gracián d’éclairer l’un des charmes des écrits situationnistes : un français classique, donc clair ; puis, abrupt, un frénétique farfouillis de dialectique, soudain terminé par une phrase si lumineuse, si intelligente, qu’on refuse de croire absurde le magma qui la précède. » (Traimond, Jean-Manuel, La littérature, arme situationniste).

« Du côté de Gracián... un penseur et un écrivain de génie (…) d'une actualité et d'une modernité brûlantes (…) Un régal ! » (Weblog Toccoli)

« le dr.Cavaco est allé à Paris. Non pour visiter la Cinamathèque, non pour visiter le Louvre ni pour acquérir le fameux Traités politiques, esthétiques, éthiques de Baltasar Gracián… » (Baptista Bastos, Opinião)

Article de LIBÉRATION Livres, 08 dec 05

Etats de Gracián

Les «Traités» de Baltasar Gracián sont précis, concis, incisifs et ténébreux. La morale de l'apparence du jésuite espagnol de l'âge baroque influença Nietzsche et Guy Debord.

par Philippe LANÇON, QUOTIDIEN LIBÉRATION : jeudi 08 décembre 2005

Baltasar Gracián,Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits de l'espagnol par Benito Pelegrín. Seuil, 937 pp., 33 €.

Le dernier livre et unique roman de Baltasar Gracián, le Criticón, commence par un naufrage. Au moment où il croit mourir, Critilo, qui incarne la raison, se plaint de ce que la nature maltraite l'homme : «Toute la connaissance qu'elle lui refuse à la naissance, elle la lui restitue au moment de mourir !» La vie est toujours derrière soi. Mais Critilo ne meurt pas et le roman qui suit est l'itinéraire picaresque du dépucelage social et intellectuel de ce survivant dans l'Espagne du XVIIe siècle. Critilo voyage en compagnie d'Andrenio, qui représente la passion. Le Criticón est celui qui critique tout, exagérément et sans cesse : l'auteur profite de son roman allégorique pour régler ses comptes avec le monde, son pays, les hommes. La vie est ici un travail obstiné de désenchantement. On naît dans l'illusion pour finir, pelant l'artichaut avec une amertume pleine de délices, au coeur de la désillusion : premier principe du monde baroque espagnol dont le père Gracián, jésuite orgueilleux et volontiers acerbe, est l'un des derniers massifs.
La littérature élève l'Espagne au moment où sa grandeur centralisée, culminant sous Philippe II, se pétrifie avant décomposition. Le soleil ne se couche jamais sur l'Empire hispanique, mais l'ombre gagne. La prose baroque déploie ses fastes dans cette sensation d'infini crépuscule. La première génération compte Gongora et Lope de Vega, nés en 1561 et 1562 ; la deuxième, Quevedo, né en 1580. Gracián appartient à la troisième, comme le dramaturge Calderón de la Barca : l'un est né en 1601, l'autre en 1602. A leur mort, la grande Espagne est ruinée. La France de Louis XIV commence à dominer l'Europe.
Le parcours existentiel et philosophique de Gracián ressemble à celui de Critilo et de son pays : du rêve de grandeur au sentiment de décadence sur fond d'immortalité ­ celle de Dieu, certes, mais surtout celle de l'art au plus haut niveau, puisque, second principe et corollaire du premier, annoncé dès l'entrée du Criticón : «Où l'artifice n'intervient pas, la nature se pervertit.» L'art est ce qui fixe la joie d'une humanité qui ne la mérite pas, mais l'exige. L'art de la déception selon Gracián est celui d'un spadassin éduqué : actif, rapide, elliptique, volontaire et allègre. L'homme universel qu'il célèbre «facilite la vie, communiquant le bonheur à ses proches. (...) Grand art que de savoir goûter ce qui est bon. Et puisque la nature fit de l'homme un monde abrégé de tout le naturel à cause de sa grandeur, que l'art en fasse un univers par l'exercice et la culture du goût et du savoir». […]

Calatayud et Tolède
On a fait de Baltasar Gracián un modèle de cynisme. Rien n'est plus faux. Il prend peu à peu acte du monde tel qu'il est, et, dans une série de traités écrits pendant vingt ans, entend civiliser les hommes. D'une part, en vantant les vertus morales du héros, de l'homme de cour, puis de l'homme tout court, avant de finir par célébrer, pour une fois sous son nom et dans un style «naturel comme le pain» (Azorín), l'art de communier ; d'autre part, en ouvrant la chasse aux passions tristes, et à ces choses qui «abrègent la vie : la sottise et la méchanceté». Sottise (necedad) est l'un des mots qui revient dans ses oeuvres, allant et venant comme un yoyo.
Il n'aimait pas Don Quichotte, qu'il trouvait grotesque, mais sa postérité est grande. Schopenhauer l'a traduit. Nietzsche s'en est inspiré : la parabole de l'âne, dans l'Honnête Homme, annonce ce que le philosophe allemand fera de cet animal. L'âne se plaint sans cesse de son sort. Jupiter convoque la Fortune, une jolie femme, pour qu'elle se justifie. Elle regarde l'âne et répond, en réprimant un sourire : «S'il n'est qu'un âne, à qui la faute ?» Et tout le monde rit de l'animal que sa sottise a rendu tel. Encore a-t-il une vertu, nous dit Gracián : il est humble ­ chose «qu'on doit saluer chez un sot». L'humilité n'est pas une vertu baroque : selon l'auteur, elle est avant tout prêchée aux meilleurs par les envieux. Vladimir Jankélévitch étudie également les traités de Gracián : dans le despejo, l'allure, l'aisance, il voit sa notion de je-ne-sais-quoi. Clément Rosset, lui, fait de l'Espagnol un maître de l'antinaturalisme et Paul Valéry, dans Tel Quel, imite son intelligence elliptique.
Ses traités les plus fameux (le Héros, l'Honnête Homme, Oracle manuel et art de prudence) furent connus de son vivant en Europe. L'Oracle manuel avait la taille d'un livre de poche : ce chef-d'oeuvre stylistique et intellectuel est un livre pratique et casuistique. Benito Pelegrín publie les 300 aphorismes non dans l'ordre numéroté, comme il est d'usage,mais par thèmes, pour en dégager les thèmes. En apparence, Gracián enseigne des règles de comportement et de savoir-vivre : son auteur a pensé le format pour qu'il puisse accompagner l'homme, au quotidien, dans son périple social. En réalité, il bouleverse la langue espagnole.
Ces traités ont souvent été traduits sous des titres différents. Oracle manuel et art de prudence était devenu l'Homme de cour. El Discreto, aujourd'hui l'Honnête Homme, traduction plus conforme au sens originel, a longtemps été l'Homme universel. Benito Pelegrín, professeur à l'université d'Aix et spécialiste de Gracián, retraduit et réunit aujourd'hui en un volume l'ensemble de ces textes. Du Héros (1637) à l'Art de communier (1655), on peut suivre ainsi, d'un bout à l'autre, une évolution intellectuelle et humaine que clôt, de 1651 à 1657, le Criticón. Le Criticón, qui ne figure pas dans ce recueil, est une immense grimace romanesque. L'auteur a vieilli. Il est déçu en ambition. Il ne sera ni précepteur du prince, ni bien en cour. Sous de faux noms, il règle donc ses comptes, célèbre ses mécènes, flatte ceux qui peuvent encore l'aider. Il dévoile surtout, de tirades en jeux de mots, la misère d'un monde qu'il renonce à éduquer. Borges a des mots très durs contre cette géniale incontinence finale : «Dans le roman pédagogique El Criticón, le personnage principal n'est ni Critilo ni Andrenio, et pas davantage les comparses allégoriques qui l'entourent, c'est le moine Gracián, avec sa génialité de nain, avec ses calembours solennels, ces salamalecs aux archevêques et aux grands, avec sa religion ombrageuse, ses apparences sirupeuses et son fond de fiel.»
Baltasar Gracián y Morales est né sous Philippe III près de Calatayud, aux confins de l'Aragon et de la Castille. Le poète Martial y était également né, vers 40 après J.-C. La ville, réinventée par les Arabes au VIIIe siècle, s'appelait alors Bilbilis. Gracián prétend que son sens très concentré de la formule s'inspire des épigrammes du poète latin. L'art d'écrire est un art de la jouissance et de la guerre : «La proposition doit avoir quelque chose de violent dans son sens, explique-t-il, pour causer une surprise ; vient ensuite la solution espérée, qui dénoue la tension.» Il signera parfois Gracián de Bilbilis.
Son père est médecin. On compte dix frères et soeurs. L'enfant fait ses humanités à Calatayud et à Tolède, où il suit l'un de ses oncles. En 1619, il entre à Tarragone au noviciat de la compagnie de Jésus. Ses études sont excellentes ; son travail sur l'éthique, célébré, son caractère, hautain et renfermé. Il devient prêtre en 1627. Après avoir enseigné pendant trois ans dans sa ville natale, il est envoyé près de Valence : premiers conflits avec les autorités, premières manoeuvres. Il enseigne alors la théologie morale.
Revenu en Aragon comme confesseur et prédicateur, il écrit son premier livre, le Héros. Le livre est publié sous le pseudonyme de Lorenzo Gracián, infanzon (gentilhomme). Lorenzo est le prénom de l'un de ses frères. A l'exception de l'Art de communier, son unique et tardif livre religieux, Gracián publiera ses oeuvres sous pseudonyme, sans l'autorisation de ses supérieurs. Ignace de Loyola exigeait cette autorisation ; elle n'aurait jamais été accordée à ces livres profanes. Mais la transparence du pseudonyme semble faite pour ne tromper personne : Gracián aime jouer, avec le sens, les mots, le pouvoir ; et il veut avoir du succès. Le pseudonyme qu'il utilisera pour publier le Criticón n'est pas plus obscur : García de Marlones est une anagramme de son nom (Gracián y Morales). Les jésuites savent à quoi s'en tenir. Ils s'en plaignent assez vite. On finira par lui imposer, à la fin de sa vie, une sorte de mutation-sanction. Certains conseilleront même de l'enfermer sans plume ni papier. En 1657, il demande à quitter la compagnie de Jésus. Il meurt un an plus tard sans avoir obtenu de réponse.
On lit beaucoup et aussitôt les livres de ce jésuite demi-fantôme. En 1655, un gentilhomme protestant, Antoine Brunel, décrit ainsi Calatayud : «Je n'y ai rien vu de considérable, si l'on ne compte pour quelque chose que j'y ai appris que c'était le lieu de naissance et de la demeure de Lorenzo Gracián Infanzon. C'est un écrivain de ce temps, fort renommé parmi les Espagnols. Il a mis à jour divers petits traités de politique et de morale ; et, entre ses ouvrages, il y en a qu'il intitule le Criticón, dont il n'y a que deux parties imprimées où, suivant les âges des hommes, il fait une espèce de satire de tout le monde assez ingénieuse» (1). Le Héros paraît en 1637, l'année du Cid : l'idée de grandeur est encore au coeur de l'homme ; mais cette grandeur doit savoir apparaître et vivre dans le regard et le coeur des autres. Elle est appliquée politiquement dans le livre suivant, à travers l'exemple édifiant du roi Ferdinand le Catholique : celui qui, avec la reine Isabelle, fit de l'Espagne le premier empire du monde. Le troisième livre, l'Honnête Homme, élargit le champ d'action : Gracián développe, à travers de nombreux apologues, les vertus morales et de plus en plus sociales qui font l'homme de bien et de bonne compagnie. Sa cible n'est plus le grand homme, mais tous ceux qui le liront. Le quatrième livre, Oracle manuel et art de prudence, est un recueil de 300 aphorismes. Il concentre et radicalise, sur le fond comme sur la forme, les enseignements de l'Honnête Homme. L'Espagne a perdu la Catalogne en 1640. Le royaume est secoué. Gracián est le miroir de son époque : il croit moins au héros, davantage à la débrouille. L'un de ses livres préférés est Guzman de Alfarache, le grand roman picaresque de Mateo Aleman.
Les leçons de tenue et de désenchantement de l'Oracle, on a souvent l'impression de les avoir lues ailleurs et depuis toujours : elles ont influencé La Rochefoucauld, Vauvenargues, Chamfort, la plupart des salons du XVIIIe siècle et Voltaire (qui appelait Baltasar «Gratien»). Elles sont l'apogée du style et de la souplesse du jésuite par gros temps. Dans l'exergue du Héros, Gracián déclare au lecteur qu'il va «former, avec un livre nain, un homme géant». Vingt brefs chapitres y fixent les vertus et le programme de qui veut être un grand homme. On y trouve d'emblée les bases de son style : brièveté, ellipse poussée à l'extrême, virtuosité dans l'usage des figures, polyphonie permettant de multiplier, à travers les images et les sons, toutes les ambiguïtés ­ et les difficultés ­ du sens. Il théorisera son travail sur la langue dans son cinquième livre, Art et figures de l'esprit. Gongora, «cygne de la polyphonie», y est cité quatre-vingts fois. On y apprend que la première loi du «style laconique» est de viser «l'intension et non l'extension ; même en vers, il fuit la redondance». C'est que «le nerf du style réside dans l'intense profondeur du mot» : là où niche le concept, l'idée, l'âme, ce qui tend la «personne», ne se donnant qu'aux meilleurs et aux plus obstinés.
Le premier principe du Héros vaut aussi bien pour le grand homme que pour l'écrivain : il faut «s'appliquer à rendre son fonds incompréhensible». Gracián compare le héros à un fleuve sans gué avant d'expliquer : «On respecte un homme tant qu'on n'a pas trouvé de limite à sa capacité car une profondeur ignorée mais présumée conserve toujours, par la crainte, le crédit.» Autrement dit : «Si celui qui comprend domine, celui qui se cèle ne cède jamais.»
Etre découvert apporte la menace. Et cette menace pèse sur l'écrivain baroque. Il doit séduire en dissimulant, se faire aimer en chatoyant, donner en retirant. Guidé par l'influx du concept, nerf de la guerre du style, il avance vif et masqué ­ par ellipses et par figures de style. Il rend la phrase muette à force d'éliminer les verbes, les chevilles, les conjonctions, les épithètes ; il la rend soyeuse en y incrustant des métaphores, des néologismes, des allitérations : mouvement croisé de concentration et d'ostentation maximales, contradiction fertile. Le style est à l'image de l'homme en société : parade et dissimulation. Il y avait les bonheurs d'expression. Gracián invente ce qu'il théorise : les bonheurs d'obscurité d'expression. La phrase porte en elle son extinction et ses reflets.
Jésuite, il croit en l'efficacité, la volonté. L'écrivain doit être efficace dans son propos, mais il doit provoquer la volonté du lecteur. Ces bonheurs difficiles ont un double objectif. D'une part, ils chassent les imbéciles. Règle d'or : «Ne jamais s'embarrasser des sots. (...) Ils sont dangereux pour la conversation superficielle et pernicieux pour la confidence intime.» Pire, «ils sont toujours malheureux, prime ordinaire de la maladresse», et, comme si ça ne suffisait pas, «toujours contagieux».
D'autre part, ces bonheurs difficiles alimentent une réflexion pratique en allumant la joie, sans épuiser le désir. C'est le célèbre aphorisme 200 de l'Oracle manuel : «Habile récompense que ne jamais combler entièrement l'attente : tout est à craindre de qui n'a plus rien à désirer, malheureux bonheur. Le souci commence où finit le désir.» On comprend pourquoi Gracián a également influencé Guy Debord (qui lit le Héros en 1973) : avec trois siècles d'avance, il fait sans le savoir une critique radicale des effets du capitalisme démocratique, spectaculaire et marchand.
Traduire la langue de Gracián est soit un échec, soit un regret : un pied dans Gongora, maître des cultistes, un pied dans Quevedo, maître des conceptistes, il crée un espagnol à la fois si saturé, si théâtral et si muet qu'il perd à la frontière une partie de ses plumes et de ses silences. Benito Pelegrín n'a sans doute pas tort d'écrire qu'il est «l'écrivain le plus difficile de la littérature espagnole» (avec Gongora et Quevedo, justement). L'universitaire suit sa fantaisie érudite pour limiter les dégâts. Dans sa préface, il prend comme exemple l'aphorisme 98 de l'Oracle manuel, intitulé «masquer ses volontés». Il traduit : «Que l'attention du masque rivalise avec l'intention que l'on a de démasquer : à oeil de lynx, sépia et demie.» En Espagnol, Gracián a écrit : «A lynx de discours, sépias d'intériorité.» L'idée reste la même : telle une seiche, il faut lâcher son encre devant le lynx qui cherche à vous deviner.
Cette stratégie du discours n'est si parfaite que parce qu'elle est une discipline de vie. L'homme, selon Gracián, doit maîtriser et développer les apparences. D'où, dans un célèbre apologue, l'éloge par le paon et le renard, un vrai animal jésuite, de l'ostentation. Les corneilles, figures de l'envie, reprochent au paon d'étaler sa beauté. Aux termes du débat, le renard conclut : «Il y aurait une absurde violence à concéder au Paon la beauté et à lui interdire d'en faire parade.» Un aphorisme le confirme : «Les choses ne passent pas pour ce qu'elles sont, mais pour ce qu'elles paraissent. Valoir et savoir le montrer, c'est valoir deux fois.» Certains philosophes, comme Clément Rosset, en concluent que, pour Gracián, seul l'artifice existe. C'est faux. La réalité existe : sans ses vertus réelles, l'homme ne vaut rien ; mais si ces vertus ne savent pas apparaître, c'est «comme si» elles n'existaient pas.

Le paon et la plume
Le principe d'ostentation est aussitôt corrigé par une limite : l'affectation. Se faire valoir est un art délicat. A trop remuer ses plumes, le paon finit par découvrir ses pattes, qui sont laides. Dans l'Oracle manuel, plusieurs aphorismes dénoncent l'excès d'ostentation : «Aucun artifice ne demande plus de naturel que celui-là, qui naufrage dans l'affectation car il est à la frontière de la vanité et celle-ci, du mépris.» La Rochefoucauld écrira : «On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a, que par celles que l'on affecte d'avoir.» Le meilleur traducteur de Gracián, il arrive que ce soit lui. L'ostentation exige du goût, du jugement, de la modération, du discernement : qualités essentielles à l'honnête homme. Gracián ne manquait ni d'ostentation, ni d'affectation : dans ses lettres, il se vante un peu trop de la qualité et des succès de ses prédications. On décrit ce qu'on ne parvient pas à être.
L'homme ne doit pas seulement maîtriser les apparences. Il doit saisir les occasions. Si des aphorismes semblent se contredire, c'est bien parce qu'il faut s'adapter aux circonstances, qui changent. Si ces aphorismes sont brefs, c'est aussi parce que les occasions passent vite. Chaque aphorisme est un crime parfait. Il entre dans la conscience comme une lame courte et tranchante ; il en ressort vite, laissant le lecteur saisi par les plis de la plaie, incertain sur la nature et la profondeur de la blessure qui lui est faite. Le lecteur est une victime choisie. Il doit être surpris, touché, étourdi, jamais ennuyé. C'est le fameux aphorisme 105 : «Lo bueno, si breve, dos veces bueno.» Pelegrín le traduit par : «Entre deux mots, il faut choisir le moindre.» Textuellement, la forme saisit mieux le fond : le bon, si bref, deux fois bon. Et la vie est si longue qu'il faut en permanence l'embellir et la raccourcir ; l'encourcir. Un an avant sa mort, au début de la troisième partie du Criticón, Gracián écrivait : «Un grand lecteur a dit d'une grande oeuvre qu'il ne lui manquait qu'une chose : soit de ne pas être ou d'être si brève qu'on puisse la connaître par coeur ; soit d'être si longue que jamais on ne cesserait de la lire.» Il essaya dans sa vie d'écrire l'une et l'autre. Beaucoup pensent qu'il y parvint.
(1) Cité dans «le Voyage en Espagne» (Bouquins-Laffont).

Libération Livres, 08 décembre 2005.