mardi, octobre 31, 2006

Article du MAGAZINE LITTÉRAIRE, déc. 05

Le Magazine Littéraire
Livres du mois, décembre 2005

De Baltasar Gracian, jésuite rebelle et solitaire, né dans l'Aragon de l'âge classique (1601-1658) et admiré des philosophes modernes, de La Rochefoucauld à Jankélévitch, en passant par Schopenhauer et Nietzsche, on réduit souvent la production au Héros et à L'Homme de cour, plus rarement au Criticon. Son œuvre fut pourtant intégralement traduite en latin, en italien et en français, et plusieurs fois réimprimée de son vivant, avant de devenir une curiosité littéraire n'inspirant plus que les belles âmes et les spécialistes.
Si l'on tient encore à comprendre pourquoi ce philosophe de profession, qui échoua dans ses projets de conseiller politique du prince, comme Platon en son temps, a pu passer pour le Machiavel ibérique, louant d'un même geste l'ambition, la pru­dence et la dissimulation, on ne peut que souhaiter lire la totalité de ses textes. En rêvant par exemple de les voir réunis dans une somme qui soit à la hauteur de son génie, tout en demeurant à la portée de la bourse du commun des lecteurs.
On peut considérer que c'est désormais chose faite, avec la première édition française de l'intégralité des traités politiques, esthé­tiques et éthiques de Gracian, traduits et présentés par Benito Pelegrín, grand spécialiste du baroque européen. Autant dire que s'ouvre avec cette édition déjà indispensable une nouvelle ère de réception d'un projet grandiose d'édification morale, dont l'unité conceptuelle n'a pas fini d'éblouir ceux qui veulent voir clair dans l'existence.

Stéphane Ploccari

Traités politiques, esthétiques, éthiques Baltasar Gracian. Traduit de l'espagnol, introduit et annoté par Benito Pelegrín Éd. du Seuil, 940 p., 33 €.

Mention dans le Blog de P.Assouline, déc.05

Comment ne pas saluer le travail effectué par le Seuil sur le moraliste Baltasar Gracian (1601-1658) ? En un seul volume (932 pages, 33 euros), on dispose des Traités, de Politiques, Esthétiques et Ethiques présentés et traduits par Benito Pelegrin, spécialiste du baroque, qui a donné là à Gracian « sa voix française tout en lui gardant son accent espagnol ». Impossible de parler de l’honnête homme et de l'homme de cour, de l'art de vivre du gentilhomme ou des figures de l’esprit sans passer par « le » Gracian, désormais dans la fraîcheur de cette nouvelle traduction.

Pierre Assouline
Blog, déc.05

lundi, octobre 30, 2006

Article de Freud-Lacan.com (24 nov 05)

FREUD-LACAN.COM
Association lacanienne internationale

À propos de l'ouvrage Traités politiques, esthétiques, éthiques de Baltasar Gracián (trad. Benito Pelegrin, Seuil)
Thierry Florentin - 24/11/2005

Baltasar Gracian fut un moraliste jésuite espagnol du XVIIème siècle, auteur de quelques traités politiques et moraux qui coururent l'Europe (Le Héros, L'honnête Homme,...) ainsi que d'un roman profane El Criticón.

Dans son recueil d'aphorismes, que certains d'entre nous se souviennent peut-être avoir découvert, au début des années 80, dans un petit ouvrage édité par Jean Edern Hallier sous le titre Manuel de poche d'hier pour hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres, et dont le titre véritable est "Oracle manuel et art de prudence", la pensée de Baltasar Gracián s'inscrit dans une longue tradition antique d'un art de vivre (Sénèque, Epictète, Erasme, Plutarque, Martial, Tacite,..), qu'il tente de concilier avec les principes de la pensée chrétienne.
L'universitaire Benito Pelegrin, qui se plait à souligner que cet ouvrage serait un favori des milieux d'affaires et de la finance new-yorkais, reprend aujourd'hui cette traduction, qui fut la première en France depuis le XVIIème siècle, dans une nouvelle version, regroupée, revue et corrigée , au plus près de la langue originale et du style de Baltasar Gracián.
C'est ce recueil auquel Lacan fait allusion dans sa leçon du 20 janvier 1971-Séminaire XVIII: D'un discours qui ne serait pas du semblant- recueil qui n'était alors connu en France que sous le titre de son premier traducteur, Amelot de la Houssaie, L'homme de cour (2).
Dès sa parution en 1647, l'ouvrage eut un succès considérable, fut immédiatement traduit en plusieurs langues, "du hongrois au suédois en passant par le russe et le latin (B.Pelegrin)", et Gracián fut largement repris et pillé à son tour par les moralistes et philosophes européens, qui, de Schopenhauer à Boileau, et de Molière à Jankelevitch, lui doivent un de leurs points d'ancrage.
Dans "La chose freudienne", Lacan évoque d'ailleurs cette "lignée des moralistes... (dans laquelle il fait naturellement prendre place Freud)... en qui s'incarne une tradition d'analyse humaniste, voie lactée au ciel de la culture européenne où Baltasar Gracián et La Rochefoucauld font figures d'étoiles de première grandeur, et Nietzsche d'une nova aussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres" (Écrits, p. 407). […]
Mais ce n'est pas tant ici l'art des stratagèmes et des ruses, habilement exposé par Gracián qui nous retiendra, que nous abandonnons volontiers aux golden boys et autres dévots de la réussite individuelle aux dépens d'autrui, et pourtant nous pourrions sans perdre notre temps commenter une autre fois la pensée de Gracián, notamment sur la division, et par exemple cet aphorisme 181, pique contre le jansénisme, où il expose que la vérité ne peut être que mi-dite: No todas las verdades se pueden dezir, ce qui après Lacan pourrait se traduire par "pas-tout de la vérité ne peut être dit".
Car le génie baroque de Gracián repose sur l'art de la formule aphoristique, brève, concise, brillante, frappante, définitive, où le Witz, le mot d'esprit, ce qu'il nomme le "concepto" est mis au service d'un art de la prédication dont l'unique but, jésuitisme oblige, est l'efficacité persuasive, où "l'impression de l'affect est visée par l'expression de l'effet".
Ce style oratoire particulier a été répertorié et théorisé par Gracián avec une grande précision méthodique dans un ouvrage dont la lecture ne sera pas inutile au psychanalyste, Agudeza y arte de Ingenio (Art et figures de l'esprit).
L'Agudeza, c'est "l'acuité" (3), la figure externe qui dévoile l'esprit, un trait, une pointe, le mot acéré, mordant, piquant, la flèche, la parole tranchante, mais qui peut aussi se trouver être un geste, ou encore un silence...
Le mot d'esprit n'est cependant jamais pour Gracián, une figure élégante et gratuite de rhétorique (4), mais doit être entièrement au service ou du mystère théologique, c'est l'art de la prédication, ou du dévoilement énigmatique de l'âme humaine. Si jouissance du mot d'esprit il y a, elle ne peut se contenter d'être purement orale, elle se doit d'être phallique.
C'est à ce titre seulement qu'elle sera susceptible d'opérer un déplacement chez celui qui le reçoit. "Je te désire singulier", écrit Gracián en exergue au lecteur de son "Héros", "et j'écris bref, parce que tu en sais long, court, car je suis limité, et je ne veux pas t'arrêter davantage pour que tu ailles plus loin".
Plus particulièrement c'est l'élision ou l'adjonction d'une seule lettre, pas si facile à rendre dans la traduction (5) qui viendront déclencher chez l'auditeur cet effet de vérité par lequel Gracián consacrera la victoire du Baroque (la sonorité) sur le classicisme (l'idée).
Dans un chapitre fondamental de l'Agudeza y arte de Ingenio, le discours XXXII, intitulé "Des figures par paronomase, calembour et jeu de mots", on lit par exemple: "L'on transforme le sens en transformant quelque lettre. Lorsque cela est fait avec grande propriété et en harmonie avec le sujet, le trait est sublime".
Mais l'anagramme, l'agencement des phonèmes, et d'autres figures de la paronomase telles que l'allitération, l'assonance, le jeu phonique, sont tout aussi essentiels pour saisir l'originalité du style de Gracián.
Ainsi l'exemple de Dieu, en espagnol, DI-OS: je vous ai donné... (la vie, les enfants, la fortune, la santé, la terre, le ciel, l'être, la grâce, moi-même...), fournissant au calembour, souligne Pelegrin, "par le biais de l'exaltation du nom divin, sa caution morale et religieuse".
Nous nous trouvons donc ainsi en face d'un ouvrage composé au XVIIème siècle, et qui pose avec beaucoup "d'acuité" la question de la lettre et de sa chute, entraînant avec elle la chute ou l'assomption d'un signifiant encore inouï pour le lecteur, lui présentant un éclairage inédit sur la question du désir et de la vérité, ainsi que sur la question de l'objet a.
À noter que cette dernière question émerge toujours inévitablement dans un traité de morale, où entrent nécessairement en ligne d'un côté le désir et la jouissance, et de l'autre l'interdit et le refoulement.
On regrettera que cet ouvrage par ailleurs assez complet, puisqu'il propose en sus de "L'Oracle", et des "Art et Figures de l'esprit", "Le Héros", "L'honnête homme", et d'autres textes plus mineurs, ne comprenne pas "Le Criticón", qui fourmille d'exemples merveilleux de ce type, mais qui avait déjà été présenté par Benito Pelegrin dans un ouvrage précédent ("Le Criticón" de Baltasar Gracián, Anthologie traduite, présentée et notée par Benito Pelegrin, Ed.Le Passeur, Nantes, 1993, où les commentaires et notations pourraient représenter un ouvrage à part entière).

(1) Traités Politiques, Esthétiques, Ethiques, de Baltasar Gracian, trad. Benito Pelegrin, Seuil, 2005.
(2) "Quelqu'un dont par exemple, il faudrait un jour que quelqu'un se charge, c'est Baltasar Gracián,qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu'on puisse écrire"
(3) À noter que pour M. Gendreau-Massaloux et P. Laurens, l'Agudeza est plutôt la Pointe (cf. Le titre de leur traduction: La Pointe ou l'Art du Génie, Ed. L'age d'homme, Lausanne. 1983. Mais un tel choix ne rend peut-être pas suffisamment compte, justement de l'amplitude de ces figures de l'esprit, sauf à faire du traité, dénonce Pelegrin une "quincaillerie cloutée". Voir la note 4.
(4) Curieusement, cet aspect, qui concerne au plus haut point le psychanalyste, ne semble pas retenir nos contemporains. On lit ainsi sous la plume de Roger-Pol Droit, dans le Monde des Livres du 14 octobre 2005: "la seule question à trancher serait de savoir si de telles distractions ont encore un avenir. Ou si elles appartiennent définitivement au passé" Ce qui n'ôte rien au plaisir de lire, conclue-t-il, certes, mais qui témoigne du recul global de la référence freudienne, notamment dans l'univers de la critique littéraire.
(5) Par exemple, l'aphorisme 5 de "L'Oracle manuel et Art de la Prudence": "No hace el numen el que lo dora, sino el que lo adora" (ce n'est pas qui dore mais qui adore, qui fait l'idole) ou encore "si no eres casto, se cauto" (si tu es lubrique, ne sois pas rubrique). C'est là où l'art de l'exercice de traduction de Pelegrin colle au plus près du style de Gracián, inouï jusque là pour le lecteur français. En témoigne encore l'aphorisme 125, faisant allusion à la reconstitution frénétique, par l'Inquisition, de la généalogie des nouveaux chrétiens, ex-marranes ou juifs convertis, qui ne présenteraient pas toute la "limpieza de sangre", la pureté du sang qu'il convient. Là où Gracián écrit "En estas materias, el que más escarba, más se enloda", Pelegrin traduit "Dans ces cloaques, qui plus fouille, plus se souille". Ce dernier aphorisme d'ailleurs, montre, s'il en est besoin, que Gracián était un jésuite pour le moins atypique, qui sera de ce fait inquiété toute sa vie durant.

24 novembre 2005

Emission FRANCE CULTURE (nov 05)

émission du dimanche 13 novembre 2005
Baltasar Gracian (1601-1658)
Une vie, une oeuvre (France Culture)

par : Francesca Isidori
réalisation : François Caunac

La récente parution en un seul volume et dans une nouvelle traduction de Benito Pelegrin des traités politiques, esthétiques et éthiques de Baltasar Gracian est l’occasion de redécouvrir l’œuvre de ce jésuite espagnol dont le succès, à son époque, n’eut d’égal que les foudres qu’il s’attira au sein de son ordre religieux. Celui qui fit l’éloge de l’art de la prudence dans l’Oracle manuel publia tous ses livres (à l’exception de l’Art de communier) sous le pseudonyme de «Lorenzo Gracian, gentilhomme», mais sans jamais demander la permission de ses supérieurs.

«Esprit ambidextre» et qui sait toujours «discourir sur deux versants» Gracian est à la fois l’héritier des sophistes et de Machiavel ou Castiglione, mais l’idéal humain qu’il propose est universel, et ce «gouvernement de soi» il le veut à la portée de tout le monde. Pour cet art de la réussite et de l’efficacité, qui est l’enjeu principal de son oeuvre dans un monde où il faut user « des moyens divins comme s’il n’y en avait point d’humains et des moyens humains comme s’il n’y en avait point de divins», Gracian multiplie préceptes et paradoxes, aphorismes et maximes dans ce style concis, condensé, dans des jeux de langue et de sens, baroques et conceptistes, qui sont la meilleure illustration de sa poétique telle qu’elle s’exprime dans «Agudeza y arte de ingenio». Au fil des générations ses lecteurs s’appellent La Rochefoucauld, Schopenhauer (qui le traduit en allemand en 1861), Nietzsche, ou encore Jankélévitch et Lacan.

Intervenants:

  • Benito Pelegrin. écrivain, essayiste, professeur émérite à l’Université de Provence et traducteur de Baltasar Gracian
  • Mercedes Blanco. professeur à l’Université de Lille
  • Alonso Tordesillas. professeur à l’Université de Provence
Pour plus de détails, consultez les archives du site de France Culture:
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/vie_oeuvre/fiche.php?diffusion_id=35832

Article du NOUVEL OBSERVATEUR (Ph.Sollers, nov.05)

Le Nouvel Observateur, 13/11/05

SACRÉ JÉSUITE !
Par Philippe Sollers

Il suffit, aujourd'hui encore, de prononcer le mot « jésuite » pour provoquer immédiatement, surtout en France, un préjugé de rejet. Il y a des mots comme ça, « manichéen », « machiavélique », ou encore, autrefois, quand on ne comprenait pas quelque chose, « c'est de l'hébreu » ou « c'est du chinois ». Jésuite veut donc dire, depuis longtemps : faux, dissimulé, hypocrite, diabolique, noir, comploteur, pervers. En comparaison, nous sommes authentiques, vrais, francs, honnêtes, moraux, fraternels, purs. N'allez pas me dire qu'un jésuite a pu être un penseur et un écrivain de génie, et qu'il reste, de nos jours, d'une actualité et d'une modernité brûlantes. C'est impossible, je n'en crois rien. Et pourtant, si. Et le voici : Baltasar Gracián (1601-1658) enfin rassemblé et magnifiquement traduit et annoté par son connaisseur hors pair : Benito Pelegrín.

Ce que les historiens, après le concile de Trente (1545-1563), appellent la Contre-Réforme catholique ouvrant sur le baroque est en réalité la fondation d'une nouvelle religion qui n'a plus que des rapports lointains avec l'ancien programme doloriste. Les puritains protestants et jansénistes auront réussi ce prodige : susciter une contre-attaque révolutionnaire dont nous sommes encore éblouis. Gracián, par ses traités, participe pleinement de ce débordement fulgurant. Jamais l'espagnol, comme langue, n'est allé à une telle splendeur. Concentration, concision, multiplicité des points de vue, intelligence, spirales, renversements, voltes, tout se passe comme si Dieu, qu'on a voulu cadrer, simplifier, asservir, canaliser, et, en somme, embourgeoiser, ressurgissait dans sa dimension insaisissable, incompréhensible, libre, infinie, aristocratique. Gracián inaugure une religion de l'esprit « à l'ombre du Saint-Esprit ». Le christianisme et son Verbe se transforment en philosophie des Lumières. Ça a l'air extravagant, mais c'est ainsi. […]

Contre l'aplatissement et le moutonnement qui menacent (avenir du capitalisme), il s'agit donc de former des singularités irrécupérables. « Que je te désire singulier ! », dit Gracián, en commençant par un coup de maître, à 35 ans : « le Héros ». Suivront « le Politique », « l'Honnête homme » (« El Dis-creto »), « Oracle manuel », « Art et Figures de l'Esprit », tous écrits sous le nom de Lorenzo Gracián (prénom de son frère) pour ne pas trop choquer l'autorité de la Compagnie. On le rappelle à l'ordre ? Il continue de plus belle. Il est aussi insolite qu'insolent, il peut compter sur un mécène éclairé, il touche ses droits d'auteur, il temporise quand il faut, persiste en cavalier seul. A la fin de sa vie, encore un grand roman sous pseudonyme, le « Criticón » mais en même temps, sous son vrai nom de religieux, un « Art de communier », merveille de rhétorique mystique. En somme, une guerre incessante, avec l'énergie du diable au service de Dieu. C'est un Castiglione en plus profond, un Machiavel en plus affirmatif et lyrique. Il va être très lu, pillé, imité dans toute l'Europe. Il inspire les moralistes français (La Rochefoucauld), est traduit par Schopenhauer, trouve, évidemment, l'oreille de Nietzsche. « Les grands hommes ne meurent jamais », dit-il, et c'est vrai : il est là, paradoxalement, comme un auteur d'avenir (on dirait qu'il pense en chinois). Le monde est un néant, le néant est « beaucoup », mais le langage, en lui-même, est plus encore. Regardez, écoutez, ce qui a lieu dans « l'intense profondeur du mot ». « Le style est laconique, et si divinement oraculaire que, comme les écritures les plus sacrées, même dans sa ponctuation, il renferme des mystères. »

Le Héros n'est pas le Prince, il peut être n'importe qui, vous, moi, quelqu'un d'autre, la porte du Ciel est ouverte, mais le mensonge règne et il faut donc s'armer pour lui échapper. « Que tous te connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l'infini plus encore. » Le Héros n'est l'homme d'aucune communauté ni d'aucun parti, il s'exerce, il se protège, il est d'une « audace avisée » ou d'une « intelligente intrépidité ». Le néant du monde est son adversaire, il ne joue donc jamais le coup que ce dernier suppose, et encore moins celui qu'il désire. Qu'est-ce qui domine ? La bêtise, la méchanceté. « Tous ceux qui le paraissent sont des imbéciles, plus la moitié de ceux qui ne le paraissent pas. » Ça fait du monde, avide, acide. Faut-il pour autant se retirer de la scène ? Main non, au contraire.

Il peut y avoir un art de paraître, souterrainement allié à la plus lucide solitude. Pas d'ascèse, de l'entraînement ; pas de martyre, l'écart. Tout est, autour de vous, manoeuvres d'intérêts sur fond de jalousie, de ressentiment, de vengeance ? Aucune importance : vous saurez « détourner, en la nourrissant, la malveillance. » Faites travailler vos ennemis, ils ne demandent que ça. Mais soyez sur vos gardes : « Peu importe d'avoir raison avec un visage qui a tort. » Heureusement, grâce à l'acuité de votre esprit (agudeza, le grand mot de Gracián, qui évoque la pointe de l'épée et le piqué de l'aigle), vous ne craindrez pas le hasard ; « Que l'esprit peut être grand dans les occasions subites ! » L'esprit est une chance, un éclair, une allusion au royaume des anges. C'est la raison pour laquelle ce disciple de Loyola peut aller jusqu'à dire : « Il faut user des moyens humains comme s'il n'y en avait pas de divins, et des divins comme s'il n'y en avait pas d'humains. » Là, évidemment, tout le monde crie au cynisme, alors qu'il s'agit simplement de la division des pouvoirs. De toute façon, vous savez à quoi vous en tenir sur la puissance et la gloire : « La gloire ne consiste pas à être le premier dans le temps mais dans la qualité. »

Gracián a toujours insisté pour que ses livres soient publiés en format de poche. Vous vous baladez avec lui, vous le lisez, vous le relisez, comme Nietzsche ou Tchouang-tseu. Vous tombez sur : « Tout doit être double, et plus encore les sources de profit, de faveur, de plaisir. » Ou bien : « Comprendre était autrefois l'art des arts. Cela ne suffit plus, il faut deviner. » Ou bien : « N'attendez rien d'un visage triste. » Ou bien : « Le malheur est d'ordinaire un effet de la bêtise, et il n'y a pas de maladie plus contagieuse. » L'es-prit, lui, est « ambidextre », il parle toujours sur deux versants à la fois, avec deux qualités principales : l'aisance, le goût. « On mesure la hauteur d'une capacité à l'élévation de son goût. » Ce que vous devez faire ? « Jouir, lentement ; agir, vite. » Vous êtes à la recherche du temps perdu ? « On doit cheminer à travers les espaces du temps jusqu'au coeur de l'occasion. » Et ce, inattendu, fabuleux, extrême : « En résumé, être saint, car c'est tout dire en un seul mot. » Vous ne vous attendiez pas à cette nouvelle définition de la sainteté, je suppose.

C'est que vous n'avez pas encore compris la nouvelle anatomie : « regarder les choses en dedans ». Voyez comme font les saints : « Ils savent grandement déchiffrer les intentions et les fins, car ils possèdent en permanence le judicieux contre-chiffre. L'imposture ne peut se vanter que de rares victoires sur eux, et l'ignorance encore moins. » Mieux, quand Gracián veut faire son propre panégyrique, voici comment il parle d'un prince napolitain : « Rien n'égalait la maîtrise dont il faisait preuve dans les situations les plus désespérées, son imperturbable raisonnement, son brio d'exécution, l'aisance de son procédé, la rapidité de ses succès. Là où d'autres pliaient le dos, lui plongeait la main dans la pâte. Sa vigilance ne connaissait pas l'imprévu, ni sa vivacité la confusion, dans une surenchère d'ingéniosité et de sagesse. Il put perdre les faveurs de la fortune, fors l'honneur.

« Traités politiques, esthétiques, éthiques », par Baltasar Gracián, traduit de l'espagnol, introduit et annoté par Benito Pelegrín, Seuil, 940 p., 33 euros.

Par Philippe Sollers

dimanche, octobre 29, 2006

Article du FIGARO LITTERAIRE, 20 oct 05

LE CHANT DU CYNIQUE
par Patrice Bollon [20 octobre 2005]

DANS LES FOLLES années 80, à New York, certains golden boys sophistiqués, comme on n’en rencontre plus que dans les pages déjà jaunies des romans de Bret Easton Ellis, tel American Psycho (1991), affectaient de ne jamais sortir sans s’être munis d’un petit livre intitulé The Art of Prudence, « l’art de la prudence », dont ils faisaient négligemment dépasser, de la poche gauche de leur costume laine et soie Ermenegildo Zegna - c’était entre eux une sorte de code de reconnaissance -, la page de garde.

« L’Homme de cour », du jésuite espagnol Baltasar Gracian (1601-1658), est un des ouvrages majeurs de la pensée occidentale. La Rochefoucauld, La Bruyère, Voltaire, Chamfort, mais aussi Pascal, tous l’ont lu et s’en sont inspirés, de façon plus ou moins ouverte. La traduction qu’en propose aujourd’hui Benito Pelegrin donne un nouveau sens à ce livre, plus proche des intentions initiales de son auteur. Si le cynisme demeure, il semble se mettre au service d’un idéalisme.

Car ce livre était leur vade-mecum, leur manuel de savoir-vivre total. Ils y trouvaient des conseils pour toutes les situations, professionnelles aussi bien que privées, mais avant tout pour les aider dans leur volonté d’ascension matérielle. Les titres des aphorismes, que ce livre contenait, balisaient, il est vrai, à eux seuls, les règles du Jeu de l’oie ou du Monopoly modernes dans lesquels ils évoluaient : « Se rendre toujours nécessaire », « Se bien garder de vaincre son maître », « Trouver le faible de chacun », « Savoir utiliser ses amis comme ses ennemis », « Sympathiser avec les grands hommes », « Connaître les fortunés pour s’en servir et les malheureux pour les fuir », « Donner d’avance comme une grâce ce que l’on devra donner ensuite comme un salaire », etc. […]

Le plus étonnant dans l’affaire est que ce manuel de cynisme absolu n’était pas l’oeuvre d’un de ces brokers enrichis par la e-économie, ni d’un de ces spéculateurs rusés de Wall Street comme le fameux Warren Buffet. Il était la traduction condensée d’un très vieil ouvrage espagnol, datant du XVIIe siècle, de 1647 précisément, au titre originel des plus improbables, Oraculo manual y arte de prudencia - on dirait, en français actuel : Manuel de poche et guide pratique de la prudence. Quant à son auteur, ce n’était ni un prince ni un conseiller de prince, mais un jésuite, respecté pour ses prêches et sa maîtrise de la casuistique, le Père Baltasar Gracian y Morales. Né en 1601 près de Saragosse, il mourait cinquante-sept ans plus tard dans une petite ville reculée d’Aragon, où la Compagnie de Jésus, excédée par ses railleries incessantes, avait dû finalement se résoudre à le bannir.

Nietzsche le rangeait parmi ses livres de chevet
Universellement connu sous son titre français de L’Homme de cour, tel qu’il fut accommodé dans notre langue, en 1684, par le diplomate Nicolas Amelot de la Houssaie, L’Art de la prudence est de ces livres, rarissimes, qui semblent trouver, en toute époque ou presque, une actualité. À part une courte période entre la fin du XVIIIème siècle et le milieu du XIXème, il n’a jamais disparu. Et on ne compte pas les grands esprits qui l’ont lu, relu, s’en sont inspirés, imbibés même, ou ont cherché à le traduire dans leur langue.

La Rochefoucauld, La Bruyère, Saint-Evremont, Vauvenargues, Voltaire, Chamfort, chacun à son tour l’a pillé, de façon plus ou moins discrète ou ouverte. Pascal montre, par certaines de ses Pensées, qu’il l’avait, lui aussi, beaucoup pratiqué. Schopenhauer en fit, à son usage personnel, une traduction allemande, qui ne parut qu’après sa mort. Nietzsche, qui le rangeait parmi ses livres de chevet, y puisa certains aphorismes d’Humain, trop Humain. Et, au XXe siècle, il y eut, de façon plus imprévue, Lacan, pour en admirer la langue, et Jankélévitch, qui lui emprunta sa notion de « je-ne-sais-quoi » - une invention de la Houssaie pour rendre l’« aisance », au sens de « manières aisées », en laquelle Gracian voyait une des plus grandes qualités qu’un homme puisse acquérir.

Une langue baroque, abrupte et ténébreuse
C’est dire que, contrairement à ce qui fut souvent avancé, L’Art de la prudence est loin de se limiter à ce « bréviaire de la réussite sans scrupules », à quoi certains l’ont hâtivement ramené. La retraduction - ou la traduction tout court (lire ci-dessous) - qu’en présente aujourd’hui Benito Pelegrin, ainsi que les textes politiques, esthétiques et moraux qu’il lui a associés, permettent de prendre, enfin, la véritable mesure de cette oeuvre mythique, par-delà les innombrables clichés qui, depuis sa première parution, en ont obscurci, sinon tordu la portée.
Ce qu’apporte, pour l’essentiel, cette nouvelle lecture, c’est la place qu’y tient le cynisme, eu égard au but général que s’était assigné Gracian dans son oeuvre - à savoir, non pas donner les clés de la réussite matérielle, mais permettre à l’homme idéal tel qu’il le concevait de se repérer dans le monde profane, pour y réaliser ce qui seul, selon lui, importait : réussir son dernier combat face à la Mort et, bien sûr, à Dieu. La langue dont il usait, aussi baroque, allusive, abrupte et ténébreuse que celle de la Houssaie se voulait classique, explicative, coulante et claire, retraduite si finement par Pelegrin, agit même comme une sorte de « seconde naissance » du livre.

Surgit alors, de cette entreprise de « décapage » du texte, non point un tout autre propos que celui véhiculé par la version de la Houssaie, mais un éclairage profondément neuf. Si le cynisme demeure, bien sûr, dans les deux cas, il prend une valeur différente. Il n’apparaît plus comme une fin en soi, mais comme le moyen d’atteindre une réussite excédant de loin le succès matériel : celle qui consiste à devenir un homme « universel », en complète harmonie avec son moi le plus enfoui - que celui-ci soit d’un prince, d’un général, d’un artiste ou d’un simple «homme de bien».

On pourrait dire, en ce sens, de Gracian qu’il était, comme aimait à se qualifier Cioran, un « cynique de papier », soit l’inverse d’un jouisseur ou d’un gagne-petit (ou -grand) de la réussite : un idéaliste, converti par la force des choses au réalisme, et ayant décidé d’user de son habileté manoeuvrière pour l’accomplissement d’un but élevé, transcendant. Sans doute est-ce ce message, positif et même éminemment constructif, qui explique que L’Oracle manuel ait pu paraître, à chaque époque, aussi neuf que s’il avait été écrit la veille. Trop indépendant, trop artiste, Gracian a peut-être gâché sa vie temporelle. Il a fait mieux : en mettant son cynisme au service de son idéalisme, il a conquis, plus sûrement encore que son homme idéal virtuel, l’Éternité.

Le Figaro littéraire, 20 octobre 2005

Article de LIRE, oct 05

Lire, Le Magazine littéraire, rubrique "Idées"

Redécouvrir le Machiavel espagnol
par Jean Blain
Lire, octobre 2005

Une nouvelle traduction des aphorismes de Baltasar Gracián. Bel esprit et réflexion humaniste.
Le jésuite espagnol Baltasar Gracián (1601-1658) doit principalement sa renommée à son Oracle manuel et art de la prudence. Ce petit livre - traduit en français dès le XVIIe siècle par Amelot de la Houssaie sous le titre L'homme de cour - a inspiré nombre de ses maximes à La Rochefoucauld; et Schopenhauer estimait que ce «petit chef-d'œuvre» était «fait pour jouer le rôle d'un véritable compagnon de vie». Gracián y recueille en trois cents aphorismes l'essentiel de sa pensée morale et politique. Certains d'entre eux évoquent Machiavel, lorsque nous sommes, par exemple, invités à «saisir l'occasion», à «savoir utiliser ses ennemis», car «toutes les choses se doivent savoir prendre, non par leur lame qui fend, mais par leur poignée, qui défend»; ou encore à «revêtir la peau du renard, quand on ne peut revêtir la peau du lion». Mais si les conseils de Machiavel s'adressaient au prince, ceux de Gracián valent pour quiconque aspire à réussir dans ce monde des apparences qu'est la société. Mais pour cet analyste désenchanté de la comédie sociale, la vraie réussite ne va pas sans un accomplissement de soi, car «l'homme à point [...] ne naît pas tout à fait; il se perfectionne chaque jour en tendant vers la personne, dans son emploi, jusqu'à atteindre le point de l'être consommé, au sommet de ses qualités, de ses vertus». Ce perfectionnisme moral préfigure celui de Nietzsche.
Gracián est avant tout un des maîtres de la littérature baroque espagnole du Siècle d'or. Et l'un des grands mérites des nouvelles traductions proposées par Benito Pelegrín est de rendre toute leur richesse et leur subtilité à des textes volontairement oraculaires et d'un laconisme extrême destiné à en interdire l'accès au vulgaire, alors que les premiers traducteurs français avaient eu tendance à plier la langue de Gracián aux exigences du classicisme. Les principes auxquels obéit cette langue baroque sont exposés dans Art et figures de l'esprit où Gracián formule les lois du style et de l'art de bien dire. Cette recherche de l' «acuité», de la figure ou du mot d'esprit qui convient n'est pas pur souci rhétorique ou esthétique. Elle procède également - comme les autres essais qui constituent ce recueil - d'un projet éthique, et les recettes poétiques du «bel esprit» elles-mêmes se font, à travers une réflexion sur la langue, méditations sur la destinée humaine.

Article du "MONDE des Livres", 13.10.05

Gracián, le héros de la ruse
LE MONDE DES LIVRES 13.10.05

Devenir jésuite, voilà un bon plan. En tout cas pour un jeune homme sans fortune, natif de l'Aragon, au début du XVIIe siècle. Avec assez d'habileté, il confesserait bientôt les princes. Il dirigerait peut-être, en sous-main, le cours de l'histoire, si le destin aidait ses desseins. Baltasar Gracián (1601-1658) a sans doute fait ce genre de rêves. Mais il n'a pas pu les concrétiser. Sa carrière politico-ecclésiale fut médiocre, sans commune mesure avec les ambitions qu'on lui devine.
Il passa finalement l'essentiel de son temps à écrire, dans le palais fastueux de son protecteur, Vincencio Juan de Lastanosa. Tant mieux ! Car l'oeuvre est unique ­ ensemble volumineux, déconcertant et superbe, une sorte de diamant échevelé, si l'on ose dire, où coexistent au point de se confondre cynisme noir et jeux de mots, tactique et dévotion, vie du style et style de vie.
Voilà pourquoi, depuis presque quatre siècles, cette oeuvre n'a cessé de fasciner. Du vivant de Gracián, ses ouvrages sont plusieurs fois réimprimés en Espagne, traduits en latin, en italien, en français. Ceux qui le lisent, au fil des générations, se nomment Molière, La Rochefoucauld, Schopenhauer (qui le traduit en allemand en 1861), Nietzsche, ou encore Jankélévitch, ou Lacan, ou Debord. Entre autres. Un nouveau destin l'attend sans doute, avec cette première édition française, en un seul volume, de toute l'oeuvre non romanesque (1) de Gracián par Benito Pelegrin, qui depuis plus de trente ans a consacré un travail considérable à cet auteur et à son époque. On trouve ici tous les traités du maître de la ruse, à commencer par son coup de tonnerre initial, El Heroe (Le Héros), publié en 1647. […]

Le texte s'adresse à un lecteur jeune, ardent, mais inexpérimenté. On le suppose intelligent et déterminé. "Que je te désire singulier !", lui dit Gracián pour l'accueillir. Ce double virtuel désire la gloire, la réussite, le pouvoir, un destin d'exception. Ce qui lui fait défaut ? Une méthode. Eh bien, la voici ! "Tu trouveras ici non un traité de politique ni d'économie, mais une raison d'Etat de toi-même, une boussole pour naviguer vers l'excellence, un art d'être éminent avec à peine quelques règles de sagesse."

En moins de cinquante de pages, tout est dit. Le trait frappe juste, les formules jouent la concision. "Ce qui s'énonce bien s'énonce brièvement" , dira plus tard le styliste. Précepte-clé de ce premier traité de machiavélisme quotidien : ne jamais se découvrir tout à fait. Mieux vaut laisser les autres ignorer ce qu'on détient réellement comme pouvoirs, compétences ou informations. "On respecte un homme tant qu'on n'a pas trouvé de limite à sa capacité." En ne se donnant jamais entièrement à voir ni à comprendre, il est donc possible de garder la main, et de gagner plus aisément. "Toi qui aspires à la grandeur, écoute bien le conseil : que tous te connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l'infini, bien plus."

A cette règle de dissimulation, qui concerne aussi bien émotions que projets, il faut ajouter des tactiques de surprise, et leur nécessaire renouvellement. Car si la nouveauté ouvre le chemin du succès, elle est par nature éphémère. Ce qui dure lasse. Le vrai héros devra donc inventer continûment du nouveau, pour demeurer dans "une splendeur de soleil levant". Peu importe, évidemment, qu'il s'agisse d'apparences et non de réalités. Cette distinction n'a pas cours : le pouvoir repose sur des croyances, l'illusion s'y confond avec la vérité. Machiavel le savait déjà. Gracián étend le précepte au "gouvernement de soi", à la conquête individuelle de la réussite, à la vie de tous les jours.
Toute l'oeuvre de Gracián va poursuivre et développer cette première mise à nu des principes de l'existence victorieuse. Dix ans après Le Héros, L'Oracle manuel et Art de Prudence détaille les maximes à suivre avec une fausse froideur parfaite. Rien n'est laissé de côté, ni l'éloge de l'artifice ni la nécessité de connaître ses points faibles ou d'être généreux quand c'est utile. On se souviendra, par exemple, de ne pas se plaindre (inutile de montrer ses faiblesses), de ne pas dévoiler les ébauches d'un travail en cours (conserver toute sa force à l'oeuvre achevée) et de maquiller consciencieusement ses erreurs. On n'oubliera pas non plus d'être économe de sa présence (entretenir le désir et un certain mystère) ni d'avoir toute sa vie, en tout domaine, public ou privé, toujours deux fers au feu.

Bref, il s'agira d'être "saint". Mais oui, tout bonnement ! C'est en effet l'ultime conseil de Gracián, celui qui résume tous les autres, et qu'on ne sait évidemment comment entendre. Car ce qui caractérise cette prose, autant qu'un certain halo de douce folie, c'est un invraisemblable génie de l'ambiguïté. Impossible de savoir, en fin de compte, si Gracián conseille ou s'il dénonce. On retournera ses formules dans tous les sens. Justement, elles sont réversibles ! Maître de la ruse, il ne parle pas de face. "Esprit ambidextre", comme il dit, il ne s'exprime que de biais, en clair-obscur. "Les vérités qui nous importent le plus s'offrent toujours à demi-mot." C'est pourquoi il privilégie les termes "à deux lumières", les phrases dont on ne sait si elles sont prose ou poésie, toutes ces tournures où les jeux de langue vont piéger les frontières nettes des idées.

Alors il n'y a pas loin de la "fange" à l'"ange", et inversement. Ces jeux-là fascinent Gracián, parfois jusqu'au vertige. Assez, en tout cas, pour qu'il consacre au trait d'esprit, aux pointes et autres calembours une part importante de ses écrits. On aurait tort de croire qu'il s'agit d'un autre versant. Le mot d'esprit est une ruse du sens, une parole biaisée, une façon de briser la circulation uniforme des messages, un moyen de conserver un pouvoir en retrait. Style de vie et style tout court finissent donc par se rejoindre, voire se confondre. Le trait d'esprit est le retrait où l'on se dissimule. Si c'est le cas, Gracián est un héros. Non pas un prédicateur d'autrefois à la carrière ensevelie par l'oubli, mais un trouble vivant qui peut encore directement nous perturber.

Cela pourrait se dire encore autrement, d'une manière sûrement plus irrévérencieuse, mais qu'il n'eût peut-être pas désavouée : si le verbe s'est fait chair, il doit être possible de le chatouiller, de le transir, de le pincer, de l'exciter. Et ainsi de suite. En ce cas, la seule question à trancher serait de savoir si de telles distractions ont encore un avenir. Ou si elles appartiennent définitivement au passé. Ce qui n'ôte rien au plaisir de lire.

(1) De son grand roman en trois parties, Le Criticon , les deux premières ont été traduites aux éditions Allia

Roger-Pol Droit
Article paru dans l'édition du 14.10.05

TRAITÉS POLITIQUES, ESTHÉTIQUES, ÉTHIQUES de Baltasar Gracián. Traduits de l'espagnol, introduits et annotés par Benito Pelegrin. Seuil, 940 p., 33 €.