FREUD-LACAN.COM
Association lacanienne internationale
À propos de l'ouvrage Traités politiques, esthétiques, éthiques de Baltasar Gracián (trad. Benito Pelegrin, Seuil)
Thierry Florentin - 24/11/2005
Baltasar Gracian fut un moraliste jésuite espagnol du XVIIème siècle, auteur de quelques traités politiques et moraux qui coururent l'Europe (Le Héros, L'honnête Homme,...) ainsi que d'un roman profane El Criticón.
Dans son recueil d'aphorismes, que certains d'entre nous se souviennent peut-être avoir découvert, au début des années 80, dans un petit ouvrage édité par Jean Edern Hallier sous le titre Manuel de poche d'hier pour hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres, et dont le titre véritable est "Oracle manuel et art de prudence", la pensée de Baltasar Gracián s'inscrit dans une longue tradition antique d'un art de vivre (Sénèque, Epictète, Erasme, Plutarque, Martial, Tacite,..), qu'il tente de concilier avec les principes de la pensée chrétienne.
L'universitaire Benito Pelegrin, qui se plait à souligner que cet ouvrage serait un favori des milieux d'affaires et de la finance new-yorkais, reprend aujourd'hui cette traduction, qui fut la première en France depuis le XVIIème siècle, dans une nouvelle version, regroupée, revue et corrigée , au plus près de la langue originale et du style de Baltasar Gracián.
C'est ce recueil auquel Lacan fait allusion dans sa leçon du 20 janvier 1971-Séminaire XVIII: D'un discours qui ne serait pas du semblant- recueil qui n'était alors connu en France que sous le titre de son premier traducteur, Amelot de la Houssaie, L'homme de cour (2).
Dès sa parution en 1647, l'ouvrage eut un succès considérable, fut immédiatement traduit en plusieurs langues, "du hongrois au suédois en passant par le russe et le latin (B.Pelegrin)", et Gracián fut largement repris et pillé à son tour par les moralistes et philosophes européens, qui, de Schopenhauer à Boileau, et de Molière à Jankelevitch, lui doivent un de leurs points d'ancrage.
Dans "La chose freudienne", Lacan évoque d'ailleurs cette "lignée des moralistes... (dans laquelle il fait naturellement prendre place Freud)... en qui s'incarne une tradition d'analyse humaniste, voie lactée au ciel de la culture européenne où Baltasar Gracián et La Rochefoucauld font figures d'étoiles de première grandeur, et Nietzsche d'une nova aussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres" (Écrits, p. 407). […]
Mais ce n'est pas tant ici l'art des stratagèmes et des ruses, habilement exposé par Gracián qui nous retiendra, que nous abandonnons volontiers aux golden boys et autres dévots de la réussite individuelle aux dépens d'autrui, et pourtant nous pourrions sans perdre notre temps commenter une autre fois la pensée de Gracián, notamment sur la division, et par exemple cet aphorisme 181, pique contre le jansénisme, où il expose que la vérité ne peut être que mi-dite: No todas las verdades se pueden dezir, ce qui après Lacan pourrait se traduire par "pas-tout de la vérité ne peut être dit".
Car le génie baroque de Gracián repose sur l'art de la formule aphoristique, brève, concise, brillante, frappante, définitive, où le Witz, le mot d'esprit, ce qu'il nomme le "concepto" est mis au service d'un art de la prédication dont l'unique but, jésuitisme oblige, est l'efficacité persuasive, où "l'impression de l'affect est visée par l'expression de l'effet".
Ce style oratoire particulier a été répertorié et théorisé par Gracián avec une grande précision méthodique dans un ouvrage dont la lecture ne sera pas inutile au psychanalyste, Agudeza y arte de Ingenio (Art et figures de l'esprit).
L'Agudeza, c'est "l'acuité" (3), la figure externe qui dévoile l'esprit, un trait, une pointe, le mot acéré, mordant, piquant, la flèche, la parole tranchante, mais qui peut aussi se trouver être un geste, ou encore un silence...
Le mot d'esprit n'est cependant jamais pour Gracián, une figure élégante et gratuite de rhétorique (4), mais doit être entièrement au service ou du mystère théologique, c'est l'art de la prédication, ou du dévoilement énigmatique de l'âme humaine. Si jouissance du mot d'esprit il y a, elle ne peut se contenter d'être purement orale, elle se doit d'être phallique.
C'est à ce titre seulement qu'elle sera susceptible d'opérer un déplacement chez celui qui le reçoit. "Je te désire singulier", écrit Gracián en exergue au lecteur de son "Héros", "et j'écris bref, parce que tu en sais long, court, car je suis limité, et je ne veux pas t'arrêter davantage pour que tu ailles plus loin".
Plus particulièrement c'est l'élision ou l'adjonction d'une seule lettre, pas si facile à rendre dans la traduction (5) qui viendront déclencher chez l'auditeur cet effet de vérité par lequel Gracián consacrera la victoire du Baroque (la sonorité) sur le classicisme (l'idée).
Dans un chapitre fondamental de l'Agudeza y arte de Ingenio, le discours XXXII, intitulé "Des figures par paronomase, calembour et jeu de mots", on lit par exemple: "L'on transforme le sens en transformant quelque lettre. Lorsque cela est fait avec grande propriété et en harmonie avec le sujet, le trait est sublime".
Mais l'anagramme, l'agencement des phonèmes, et d'autres figures de la paronomase telles que l'allitération, l'assonance, le jeu phonique, sont tout aussi essentiels pour saisir l'originalité du style de Gracián.
Ainsi l'exemple de Dieu, en espagnol, DI-OS: je vous ai donné... (la vie, les enfants, la fortune, la santé, la terre, le ciel, l'être, la grâce, moi-même...), fournissant au calembour, souligne Pelegrin, "par le biais de l'exaltation du nom divin, sa caution morale et religieuse".
Nous nous trouvons donc ainsi en face d'un ouvrage composé au XVIIème siècle, et qui pose avec beaucoup "d'acuité" la question de la lettre et de sa chute, entraînant avec elle la chute ou l'assomption d'un signifiant encore inouï pour le lecteur, lui présentant un éclairage inédit sur la question du désir et de la vérité, ainsi que sur la question de l'objet a.
À noter que cette dernière question émerge toujours inévitablement dans un traité de morale, où entrent nécessairement en ligne d'un côté le désir et la jouissance, et de l'autre l'interdit et le refoulement.
On regrettera que cet ouvrage par ailleurs assez complet, puisqu'il propose en sus de "L'Oracle", et des "Art et Figures de l'esprit", "Le Héros", "L'honnête homme", et d'autres textes plus mineurs, ne comprenne pas "Le Criticón", qui fourmille d'exemples merveilleux de ce type, mais qui avait déjà été présenté par Benito Pelegrin dans un ouvrage précédent ("Le Criticón" de Baltasar Gracián, Anthologie traduite, présentée et notée par Benito Pelegrin, Ed.Le Passeur, Nantes, 1993, où les commentaires et notations pourraient représenter un ouvrage à part entière).
(1) Traités Politiques, Esthétiques, Ethiques, de Baltasar Gracian, trad. Benito Pelegrin, Seuil, 2005.
(2) "Quelqu'un dont par exemple, il faudrait un jour que quelqu'un se charge, c'est Baltasar Gracián,qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu'on puisse écrire"
(3) À noter que pour M. Gendreau-Massaloux et P. Laurens, l'Agudeza est plutôt la Pointe (cf. Le titre de leur traduction: La Pointe ou l'Art du Génie, Ed. L'age d'homme, Lausanne. 1983. Mais un tel choix ne rend peut-être pas suffisamment compte, justement de l'amplitude de ces figures de l'esprit, sauf à faire du traité, dénonce Pelegrin une "quincaillerie cloutée". Voir la note 4.
(4) Curieusement, cet aspect, qui concerne au plus haut point le psychanalyste, ne semble pas retenir nos contemporains. On lit ainsi sous la plume de Roger-Pol Droit, dans le Monde des Livres du 14 octobre 2005: "la seule question à trancher serait de savoir si de telles distractions ont encore un avenir. Ou si elles appartiennent définitivement au passé" Ce qui n'ôte rien au plaisir de lire, conclue-t-il, certes, mais qui témoigne du recul global de la référence freudienne, notamment dans l'univers de la critique littéraire.
(5) Par exemple, l'aphorisme 5 de "L'Oracle manuel et Art de la Prudence": "No hace el numen el que lo dora, sino el que lo adora" (ce n'est pas qui dore mais qui adore, qui fait l'idole) ou encore "si no eres casto, se cauto" (si tu es lubrique, ne sois pas rubrique). C'est là où l'art de l'exercice de traduction de Pelegrin colle au plus près du style de Gracián, inouï jusque là pour le lecteur français. En témoigne encore l'aphorisme 125, faisant allusion à la reconstitution frénétique, par l'Inquisition, de la généalogie des nouveaux chrétiens, ex-marranes ou juifs convertis, qui ne présenteraient pas toute la "limpieza de sangre", la pureté du sang qu'il convient. Là où Gracián écrit "En estas materias, el que más escarba, más se enloda", Pelegrin traduit "Dans ces cloaques, qui plus fouille, plus se souille". Ce dernier aphorisme d'ailleurs, montre, s'il en est besoin, que Gracián était un jésuite pour le moins atypique, qui sera de ce fait inquiété toute sa vie durant.
24 novembre 2005