Lire, Le Magazine littéraire, rubrique "Idées"
Redécouvrir le Machiavel espagnol
par Jean Blain
Lire, octobre 2005
Une nouvelle traduction des aphorismes de Baltasar Gracián. Bel esprit et réflexion humaniste.
Le jésuite espagnol Baltasar Gracián (1601-1658) doit principalement sa renommée à son Oracle manuel et art de la prudence. Ce petit livre - traduit en français dès le XVIIe siècle par Amelot de la Houssaie sous le titre L'homme de cour - a inspiré nombre de ses maximes à La Rochefoucauld; et Schopenhauer estimait que ce «petit chef-d'œuvre» était «fait pour jouer le rôle d'un véritable compagnon de vie». Gracián y recueille en trois cents aphorismes l'essentiel de sa pensée morale et politique. Certains d'entre eux évoquent Machiavel, lorsque nous sommes, par exemple, invités à «saisir l'occasion», à «savoir utiliser ses ennemis», car «toutes les choses se doivent savoir prendre, non par leur lame qui fend, mais par leur poignée, qui défend»; ou encore à «revêtir la peau du renard, quand on ne peut revêtir la peau du lion». Mais si les conseils de Machiavel s'adressaient au prince, ceux de Gracián valent pour quiconque aspire à réussir dans ce monde des apparences qu'est la société. Mais pour cet analyste désenchanté de la comédie sociale, la vraie réussite ne va pas sans un accomplissement de soi, car «l'homme à point [...] ne naît pas tout à fait; il se perfectionne chaque jour en tendant vers la personne, dans son emploi, jusqu'à atteindre le point de l'être consommé, au sommet de ses qualités, de ses vertus». Ce perfectionnisme moral préfigure celui de Nietzsche.
Gracián est avant tout un des maîtres de la littérature baroque espagnole du Siècle d'or. Et l'un des grands mérites des nouvelles traductions proposées par Benito Pelegrín est de rendre toute leur richesse et leur subtilité à des textes volontairement oraculaires et d'un laconisme extrême destiné à en interdire l'accès au vulgaire, alors que les premiers traducteurs français avaient eu tendance à plier la langue de Gracián aux exigences du classicisme. Les principes auxquels obéit cette langue baroque sont exposés dans Art et figures de l'esprit où Gracián formule les lois du style et de l'art de bien dire. Cette recherche de l' «acuité», de la figure ou du mot d'esprit qui convient n'est pas pur souci rhétorique ou esthétique. Elle procède également - comme les autres essais qui constituent ce recueil - d'un projet éthique, et les recettes poétiques du «bel esprit» elles-mêmes se font, à travers une réflexion sur la langue, méditations sur la destinée humaine.
Redécouvrir le Machiavel espagnol
par Jean Blain
Lire, octobre 2005
Une nouvelle traduction des aphorismes de Baltasar Gracián. Bel esprit et réflexion humaniste.
Le jésuite espagnol Baltasar Gracián (1601-1658) doit principalement sa renommée à son Oracle manuel et art de la prudence. Ce petit livre - traduit en français dès le XVIIe siècle par Amelot de la Houssaie sous le titre L'homme de cour - a inspiré nombre de ses maximes à La Rochefoucauld; et Schopenhauer estimait que ce «petit chef-d'œuvre» était «fait pour jouer le rôle d'un véritable compagnon de vie». Gracián y recueille en trois cents aphorismes l'essentiel de sa pensée morale et politique. Certains d'entre eux évoquent Machiavel, lorsque nous sommes, par exemple, invités à «saisir l'occasion», à «savoir utiliser ses ennemis», car «toutes les choses se doivent savoir prendre, non par leur lame qui fend, mais par leur poignée, qui défend»; ou encore à «revêtir la peau du renard, quand on ne peut revêtir la peau du lion». Mais si les conseils de Machiavel s'adressaient au prince, ceux de Gracián valent pour quiconque aspire à réussir dans ce monde des apparences qu'est la société. Mais pour cet analyste désenchanté de la comédie sociale, la vraie réussite ne va pas sans un accomplissement de soi, car «l'homme à point [...] ne naît pas tout à fait; il se perfectionne chaque jour en tendant vers la personne, dans son emploi, jusqu'à atteindre le point de l'être consommé, au sommet de ses qualités, de ses vertus». Ce perfectionnisme moral préfigure celui de Nietzsche.
Gracián est avant tout un des maîtres de la littérature baroque espagnole du Siècle d'or. Et l'un des grands mérites des nouvelles traductions proposées par Benito Pelegrín est de rendre toute leur richesse et leur subtilité à des textes volontairement oraculaires et d'un laconisme extrême destiné à en interdire l'accès au vulgaire, alors que les premiers traducteurs français avaient eu tendance à plier la langue de Gracián aux exigences du classicisme. Les principes auxquels obéit cette langue baroque sont exposés dans Art et figures de l'esprit où Gracián formule les lois du style et de l'art de bien dire. Cette recherche de l' «acuité», de la figure ou du mot d'esprit qui convient n'est pas pur souci rhétorique ou esthétique. Elle procède également - comme les autres essais qui constituent ce recueil - d'un projet éthique, et les recettes poétiques du «bel esprit» elles-mêmes se font, à travers une réflexion sur la langue, méditations sur la destinée humaine.
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